Martine Long est maîtresse de conférences en droit public à l’université d’Angers. Elle a notamment publié un ouvrage sur le service public de la petite enfance (2023), dirigé l’ouvrage collectif « Le jeune enfant, sujet de politique publique » (2024) et coordonné des programmes de recherche sur cette thématique. Ici, elle nous parle de son point de vue notamment concernant la gérance de la petite enfance par les territoires.

Point de vue recueilli par Chrystel Jaubert

Selon vous, quels sont les grands enjeux auxquels le secteur de la petite enfance est confronté ?

Le premier des enjeux, c'est le défaut d'attractivité des métiers et la pénurie de professionnel·les. Tout le monde s’accorde sur ce constat. Les deux questions sont intimement liées et il est crucial de commencer par améliorer l’attractivité du secteur pour y recruter des personnels qualifiés. Deuxième enjeu, selon moi, la tension existant entre l’objectif d’emploi féminin et la question de la qualité de l’accueil et de l’égalité des chances des jeunes enfants. Est-ce que c'est un service aux parents ou un service avant tout pour l'enfant ? Dans quelles conditions est-ce vraiment un service pour l'enfant, à partir de quel âge, selon quelles modalités d'encadrement et avec quels moyens ?

Quelles ont été les conséquences de l’ouverture du secteur au privé lucratif ?

À mon sens, l’ouverture de l’accueil des jeunes enfants à la concurrence s’est faite sans outils ni moyens de régulation, en appliquant des concepts européens, mais sans le logiciel derrière. Donc effectivement, le privé s'est engouffré dans ce marché bénéficiant d’un crédit d'impôt favorable, de financements publics et d’assouplissements statutaires pour les micro-crèches.

Dans le même temps, la puissance publique n'a pas fait en sorte de donner un outillage aux élu·es, notamment en territoire, pour organiser l'offre de façon correcte. En fait, le privé a commencé à prendre des positionnements dans les territoires pour la petite enfance en répondant à des appels d’offres à des prix défiant toute concurrence, puis s’est implanté. On a donc vu se développer une offre qui, en termes de contrôle et de régulation, pose question. Contrôler sans moyens de contrôle ne peut rien produire de très positif. Il y avait besoin de créer des places, mais on a privilégié la quantité au détriment de la qualité.

Sur cette question des financements, qu'avez-vous pu constater ?

Le privé lucratif capte une part importante des financements publics, via les crédits d’impôt, mais aussi via la PSU. Le terreau lui est favorable. Les entreprises privées considèrent le coût par structure et ce qu'elles peuvent en retirer. Elles sont donc davantage dans des logiques de remplissage, d’autant qu’elles sont confortées par la législation et les assouplissements des ordonnances d'accueil, décrets et autres.

Au-delà de ce contexte favorable, il y a la question du coût pour les familles. Dans les micro-crèches financées par la Paje et pas par la PSU, le coût est plus élevé et en conséquence, il y a moins de mixité sociale. Encore une fois, on privilégie la quantité parce qu’il y a besoin de créer des places, mais il devrait y avoir une harmonisation pour gommer les écarts du reste-à-charge pour les parents.

Malgré les rapports qui se succèdent, pourquoi n'y a-t-il pas de réponse politique à la hauteur des enjeux ?

La frilosité des communes est un premier frein. La loi sur le SPPE* stipule que désormais, les communes sont les autorités organisatrices de l’accueil des jeunes enfants. On n'a pas voulu créer un véritable service public obligatoire, certainement pour éviter certains problèmes dont un droit opposable au mode d'accueil. Mais si le gouvernement avait vraiment voulu mailler le territoire de service public, il aurait fallu donner une compétence obligatoire et de véritables moyens aux communes. Or celles-ci sont dans un contexte financier difficile et qui ne va pas s'améliorer. Elles sont très frileuses à intervenir sur le secteur, parce que malgré les aides de la CAF, il y a toujours un reste à charge d'à peu près 30% pour la collectivité. Et puis à partir du moment où la création de places d’accueil n'est pas une compétence obligatoire, les communes font des choix.

Comment font-elles ?

Lorsqu'elles interviennent, elles se tournent beaucoup vers de la délégation de service public. Au moins dans ce cas, il existe un peu de contrôle puisqu'il y a un cahier des charges à respecter. Je trouve dommage qu'on assimile les délégations de service public dans les ratios de l'offre privée. Et je trouve dommage qu'on ne puisse pas obtenir un état des lieux précis, des analyses de pratiques et des comparaisons sur la délégation de service public. À mon sens, ça pourrait être un entre-deux intéressant. La collectivité garde la maîtrise, c'est elle qui fixe les règles et les conditions. Mais elle confie la gestion à une structure privée, sous contrôle. Or c’est justement là où est le nœud, la question des contrôles pose problème.

Comment ça pourrait s'organiser ?

Il existe une obligation de programmation pluriannuelle entre le préfet et le département. Mais les moyens manquent et les PMI sont dans un état catastrophique. D’autant que la loi contient des éléments ambigus. Elle dit que le maire doit soutenir la qualité d'accueil, quelles que soient les structures, c'est-à-dire qu'aujourd'hui, on demande aux communes qui ont quand même de gros problèmes financiers d'aller soutenir la qualité de l'accueil dans le privé qui, potentiellement, vient faire concurrence à ses propres services. Je trouve qu'on est quand même dans un état complètement schizophrène. C'est comme dans l'éducation, où l’on nous demande, pour que le privé supérieur accède à des diplômes d'État, de participer à leur jury pour valider des diplômes qui nous font directement concurrence. Donc, on perd du temps, on déploie des moyens pour soutenir la concurrence, alors qu'on est dans un contexte hyper contraint.

Justement, quel regard vous portez sur le SPPE ?

Je pense que c'est surtout un outil de communication qu’on utilise à tout bout de champ. Le SPPE, qui n’a de service public que le nom, a tout de même eu le mérite de sensibiliser et mobiliser les territoires sur cette question de l’accueil de la petite enfance et des jeunes enfants. Il a eu cet effet, tout de même, de lancer une dynamique et de faire un état des lieux de la situation dans les territoires.

Je m’interroge cependant sur l’utilisation des moyens qui ont été annoncés. Plus qu’un service public de la petite enfance, le SPPE est un service public de la régulation de l'offre. L'élément intéressant, c'est le fait que maintenant, quand une structure privée veut s'installer dans un territoire, elle doit obtenir un avis conforme de la part du conseil municipal. Il est question d’attribuer cette compétence aux seul·es maires, ce qui est dommage, car il n’y aura plus débat sur l'opportunité de l'installation ou pas et sur le dossier des prétendant·es à l’installation.

Du point de vue des professionnels, c'est le ras-le-bol. Que faudrait-il mettre en place pour rendre ces métiers de la petite enfance plus attractifs, mobiliser les territoires ?

En premier lieu, la revalorisation des salaires et l’amélioration des conditions de travail qui sont en tension me paraissent essentielles. Je pense ensuite, bien que n’étant pas une spécialiste de ces questions-là, qu’il serait intéressant de mobiliser les territoires autour d'un tronc commun concernant la petite enfance. Il y a une complexité dans la gouvernance et dans les champs d’action. La région est compétente en matière de formation professionnelle continue, mais ce sont les départements et les relais petite enfance qui doivent promouvoir, par exemple, le métier d’assistant·es maternel·les.

Les comités départementaux de services aux familles sont des outils à la fois de constat, d'état des lieux et d'action (voir les actions de la CGT ici), mais je ne pense pas qu'ils aient tous les leviers qui leur permettent de faire face aux déséquilibres territoriaux et d’agir sur les recrutements et les qualifications.

Je pense donc qu'il y a des réflexions territoriales à mener. Un exemple. Pour attirer des professionnel·les, des structures de certains territoires passent à la semaine de quatre jours pour les professionnels de la petite enfance. Or les études montrent que cela produit un effet de vases communicants : on débauche des professionnel·les déjà en poste en déstabilisant des structures existantes sans forcément créer une attractivité globale.

N’est-ce pas le rôle du comité de filière que de réfléchir à ces questions ?

Si, bien sûr. Le comité de filière petite enfance fait beaucoup de tours sur le territoire, il travaille, il concerte, ses membres sont très engagés, mais ce n'est pas visible. Pour suivre le secteur de très près, je constate qu’il n'y a pas de compte rendu du travail effectué par le comité de filière petite enfance, alors que c’est un enjeu stratégique, un enjeu pour les territoires, pour les élu·es, pour les structures, pour les journalistes, pour les chercheur·euses… Qu'est-ce qui est décidé ? Quelle est la stratégie ? Il y a un manque d'accès à l'information.

Est-ce que vous ne pensez pas aussi que la séquence politique est un frein ?

Ça ralentit la mise en œuvre, on le constate sur les retards pris dans les décrets d'application. Cependant, un cadre a été créé, c'est aux acteurs locaux de s'en saisir. Communiquer sur le SPPE donne l'impression qu'on a tout dit alors qu’en fait, tout reste à faire. D'un point de vue opérationnel, les gens ne voient rien arriver. Certes, les CAF ont des financements à débloquer, mais c'est d'une telle complexité, ce n'est pas facile d'accès.

Autre chose, le fait que le site « Les pros de la petite enfance » soit désormais payant alors qu'il est soutenu par le ministère, me choque beaucoup. Je trouve dommage, vu l'intérêt et l'enjeu que constituent ces questions, qu'il existe un site intéressant, mais qu'il soit payant. Il faudrait ouvrir l'accès de ce site à tout le monde parce qu’il participe de la mission de service public.

Globalement, je dénonce une certaine opacité. Il y a un discours redondant sur le SPPE et derrière, tout l'outillage est assez abscond, que ce soient les instructions des CAF, le comité de filière ou le comité départemental de services aux familles.

Pour dispenser un certain nombre de formations, je constate que beaucoup ne connaissent pas ce dernier, qu’ils en entendent parler pour la première fois alors qu’avec le schéma départemental de services aux familles, c’est quand même l’outil qui doit servir au pilotage départemental. Bref, on n'y est pas.

Quelles seraient vos préconisations ?

Je reste sur l'idée de la dynamique territoriale. Je pense que le SPPE, bien qu’imparfait, a quand même créé une impulsion et une prise de conscience de la nécessité de se saisir de ce domaine avec des territoires qui lancent des dynamiques, qui mettent en place des observatoires de la petite enfance. C'est la note positive, des choses se passent. Mais le SPPE reste complexe et il y a un manque de lisibilité sur l'ensemble des stratégies et des outils. Les loopings sur les textes d'application ou sur les micro-crèches montrent que certes, ce n'est pas simple, à la croisée de plusieurs enjeux dont de gros enjeux financiers.

Dans les dernières statistiques, il y a quand même une augmentation des implantations de lieux d'accueil pour la petite enfance dans les territoires où il y avait l'offre la plus basse. Mais on n’aborde pas les enjeux ruraux ou périurbains. La régulation se fait territoire par territoire, mais pas globalement. Les taux d'accueil sont beaucoup plus élevés en nombre de places dans l'Ouest ou l’Île-de-France que dans le Sud-Est, par exemple. Finalement, on donne quelques outils aux territoires, à eux de s'en saisir pour développer l'offre pour la petite enfance. Je me demande ce que ça va donner.

Comment voyez-vous l’articulation des modes d’accueil ?

Je ne suis pas vraiment spécialiste des statuts, mais actuellement, l'agrément des assistantes maternelles par la PMI se fait sur des conditions d'accueil, notamment en termes de sécurité et de capacité d’accueil. En revanche, leur répartition géographique n’est pas prise en compte. Peut-être pourrait-il y avoir une régulation géographique qui tienne compte des déséquilibres entre quartiers ou entre territoires ? De même, lorsque une structure privée ou autre veut s'implanter, il conviendrait de disposer d’un état des lieux, parce que souvent l'accueil individuel passe un peu au deuxième plan et il faudrait vérifier qu'on ne déstabilise pas ce mode d’accueil.

Les Mam ont beaucoup de succès. Qu’en pensez-vous ?

Les MAM sont des outils intéressants qui représentent 5 % à peu près de l'accueil individuel. Mais il y a aussi des risques. À peu près 30 % d’entre elles n'ont pas une durée de vie supérieure à deux ans. C’est compliqué de faire fonctionner une Mam, il n'y a pas de pilotage, il faut se constituer en association ou en société civile immobilière, selon qu'on a le local ou pas et tout le volet gestion administrative incombe aux assmats en plus de la garde des enfants. Ça peut s’avérer lourd, mais pour autant, il y a d'assez belles histoires avec les MAM, notamment sur l'accueil des enfants handicapés. Les Mam sont très certainement à soutenir, mais également à contrôler car il s’agit d’un mode d’accueil collectif qui reste juridiquement dans le cadre de l’accueil individuel dans les liens avec les parents.

Donc, selon vous, le jeune enfant est vraiment un sujet de politique publique…

Oui. Ce qui est rassurant, c'est que le jeune enfant est devenu un enjeu. Je travaille aussi sur la protection de l'enfance. Je constate qu’on est en train de recréer un comité départemental de protection de l'enfance, alors qu'un comité départemental de service aux familles existe, ce qui est un peu aberrant. On n'arrive pas à se dire qu'en soutenant la parentalité, on évite une dérive vers la protection. Là encore, il y a quand même un vaste chantier à engager sur le soutien à la parentalité et dès le plus jeune âge.

En parallèle, l'enjeu du travail des femmes se pose. En l'absence de mode d’accueil, ce sont les femmes qui s'arrêtent de travailler. Ça va même bien au-delà. Je pense que toutes les familles monoparentales et les jeunes femmes ont pris conscience que bien souvent, quand il y a des séparations, les femmes se retrouvent en première ligne, effectivement, avec des difficultés d'organisation. Oui, le jeune enfant est bien un enjeu de politique publique qui questionne l'égalité, l'accès à l'emploi et plus largement, les responsabilités de chacun·e. On peut également noter que les jeunes générations, au-delà des réticences à devenir parents, souhaitent exercer la parentalité autrement, en prenant le temps avant de confier leur jeune enfant et en exigeant une meilleure conciliation des temps.

* service public de la petite enfance

Sur les questions de féminisme, la CGT se positionne fortement

0 0 votes
Évaluation de l'article