Les politiques sociales du gouvernement cristallisent les oppositions. Alors que les syndicats se mobilisent et construisent des convergences contre la réforme des retraites, la CGT du service à la personne a souhaité mettre l’accent sur des alternatives viables à l’économie libérale et dérégulée.

GRAND ENTRETIEN - Économie sociale et solidaire : un modèle alternatif probant

Ce mois-ci, l'équipe de sap-cgt.social a cherché et déniché pour vous des contre-modèles à la dérégulation du travail. On vous le dit, on peut faire autrement ! Nous vous proposons donc une série d’entretiens avec les acteurs d’un autre modèle économique, désireux de mettre l’humain et les droits sociaux au cœur de leur activité. Jean-Philippe Milesy, acteur et militant de l’Économie sociale et solidaire ; Arthur Hay, des Coursier Bordelais ; au Nord, le béguinage se porte bien ; Cocooning, première scop d’aide à domicile.

Commençons donc notre série avec Jean-Philippe Milesy*, à la fois acteur et militant de longue date de l’économie sociale et solidaire (ESS). Il précise les contours et les enjeux de ce modèle, esquisse l’alternative que peut représenter le renouveau coopératif et envisage les leviers de convergence entre l’ESS et le mouvement social. 

Jean-Philippe Milesy

Deux approches pour aborder ce qu'est l'économie sociale et solidaire (ESS) ?

Jean-Philippe Milesy : "Pour définir l’ESS, mieux vaut commencer par évoquer ce qui relève des idées fausses, ce qu’elle n’est pas : à savoir le social dans l’économie, l’économie de la réparation ou l’économie du supplément d’âme.

Il existe deux approches pour préciser ce qu’elle est. La première est celle de l’agrégat statutaire traditionnel de l’économie sociale en France, c’est-à-dire des principes et des valeurs communes qui sont l’égalité, la gestion démocratique ou l’impartageabilité des ressources. Ces principes généraux ont constitué le mouvement au 19e siècle avec un agrégat des statuts qui se sont différenciés entre mutuelles, coopératives et associations. C’est l’acception la plus générale, celle qui produit les gros chiffres et participe de la vision la plus classique, celle dont les néo-libéraux disent qu’elle est « vieux monde ».

Il y a une deuxième approche qui est celle de l’ESS comme levier de transformation : une économie de l’émancipation à travers ses principes historiques, mais qui insiste sur son retour au sein du mouvement social et du mouvement émancipateur."

Ces deux approches sont-elles contradictoires ?

Jean-Philippe Milesy : "Non, elles ne se veulent pas antagoniques, mais une bonne partie de l’économie sociale instituée, celle de l’agrégat statutaire, a beaucoup subi la pression libérale, notamment dans les dernières années, parce qu’il y a toute une génération de militants qui a cédé la place à une génération de gestionnaires. Ainsi, des banalisations, des simplifications, des affadisations se sont fait jour avec, à la marge, quelques dévoiements. Il y a également des gens qu’on a du mal à situer dans l’ESS parce que ce sont, par exemple, des coopératives patronales, celles de la grande distribution, certaines coopératives artisanales ou les très grandes coopératives agricoles du Nord et de l’Ouest qui diffèrent terriblement des petites coopératives agricoles ou viticoles du Sud et du Sud-Ouest. Il y a une telle diversité dans tout ça qu’il est très difficile d’y retrouver ses petits. Cette diversité fait que lorsqu’on parle d’ESS, on se voit objecter des mauvaises pratiques, qu’on ne peut pas nier, par exemple dans les banques coopératives, mais ces objections tendent souvent à jeter le bébé avec l’eau du bain, à ne pas voir ce qu’il y a encore d’innovateur et potentiellement transformateur. C’est d’ailleurs ce qui explique pourquoi l’ESS est insupportable aux yeux de bon nombre de dirigeants libéraux. Ils veulent bien la concurrence, mais la concurrence du même, pas celle du mode de propriété collective et citoyenne qui fonde l’ESS."

Y a-t-il actuellement un potentiel économique pour l’ESS ?

Jean-Philippe Milesy : "L’économie sociale représente encore un potentiel (sous ses formes traditionnelles et sous ses formes nouvelles, transformatrices), des exemples de ce que pourrait être une société transformée, ce que certains ont qualifié de « futur présent ».

Parmi les formes nouvelles, il y a le renouveau des sociétés coopératives et participatives (autrefois sociétés coopératives ouvrières de production), les sociétés coopératives d’intérêt collectif ou les coopératives d’activité et d’emploi. Il y a aussi la volonté de sortir d’un certain académisme associatif avec les associations citoyennes.

Actuellement, toute une série de penseurs se remettent à intégrer l’ESS comme modèle alternatif. Il existe donc un courant qui vient titiller l’économie sociale instituée et qui trouve quand même un écho parmi les nouveaux dirigeants qui, voyant cette ESS s’affadir, se banaliser, voyant la volonté destructrice des institutions gouvernementales à son égard, ont bien compris que c’était dans le retour à l’adhérent, dans le retour citoyen, que se trouvait la redynamisation." 

Le renouveau coopératif est-il une réalité ou relève-t-il du fantasme ?

Jean-Philippe Milesy : "C’est une faiblesse en France. Je parle des coopératives ouvrières et citoyennes qui, malgré une dynamique et des réussites incontestables, malgré une pérennité des structures supérieure à celle des créations d’entreprises sous des formes ordinaires, demeurent très limitées. Si l’on considère les exemples étrangers, on s’aperçoit qu’on peut avoir des constitutions de coopératives massives intervenant comme acteurs majeurs de leur économie.

En perspective, le mouvement coopératif est une alternative. En France, quand on parle de coopératives, on pense avant tout aux coopératives ouvrières, les coopératives de productions ou de travailleurs, on pense aussi aux luttes réussies comme la Scop-Ti des anciens Fralib, celle de La Belle Aude des anciens Pilpa, celle d’Hélio-Corbeil ou des Volcans… Ce modèle est la forme la plus intégrative des salariés dans leur destin.

Ce n’est rien moins qu’une évidence d’abord parce que ceux qui sont amenés à participer ont une histoire, celle du salariat et de l’exploitation.

Deuxièmement, ceux-ci ont des besoins. Ils ont une vie familiale, sociale, avec des dépenses contraintes et dans ces conditions-là, c’est très difficile de se projeter dans un coût entrepreneurial avec de la gestion, de la responsabilité que l’on doit assumer individuellement et collectivement.

Les difficultés résident dans la cohésion du groupe et dans le fait que ces initiatives se déroulent en milieu hostile. Il y a une insuffisance de la loi de 2014, parce que les tribunaux de commerce n’aiment pas le modèle coopératif qui n’est pas dans leur schéma. En effet, si l’on fait réussir un modèle qui nie la primauté capitaliste ou petite-patronale, alors on introduit ce qu’ils considèrent comme un ver dans le fruit.

La création de coopératives ex-nihilo et plus encore la création de coopératives de lutte doivent évoluer en milieu hostile. On a donc une conjonction de pesanteurs sociales, de contraintes personnelles et du milieu hostile. Quand on dit « y’a qu’à faire une coopérative », et j’en suis un farouche partisan, il ne faut pas créer d’illusion, c’est une alchimie dont l’un des catalyseurs est de s’appuyer sur un noyau syndical fort parce qu’il a des expériences de lutte, un minimum de fond théorique, des organisations de rapports avec les différents acteurs. Pilpa, Scop-Ti ou Hélio Corbeil sont des réussites qui se sont faites autour de leur noyau syndical. Pour les Volcans, qui sont des libraires, ils se sont appuyés sur des gens qui avaient en partage des visions théoriques, des approches culturelles."

Beaucoup de jeunes veulent entreprendre autrement...

Jean-Philippe Milesy : "Oui, mais ils n’ont pas forcément le bagage : ils éprouvent une défiance face à ce bagage. Ils sont nés d’une société libérale extrêmement segmentée. La grande réussite du libéralisme, c’est la bataille idéologique, une segmentation généralisée qui désocialise et qui fait disparaître tout ce qui relève d’une démarche collective.

La coopérative, qui est une démarche collective, tout comme l’ESS est une économie collective, subit le discours de défiance à l’égard du collectif et subit cette société de l’individu qui gagne. On est là dans le corps de notre sujet. Le développement des théories comportementalistes ou le succès des livres sur le développement personnel correspondent bien à un état d’esprit selon lequel chacun est seul, où l’individualisme est forcené et où le cadre global ne peut être contesté. C’est la victoire idéologique. Les jeunes ont des ressorts collectifs, mais limités et sans pensée sociale. Il n’y a plus ce rôle d’entraînement idéologique que jouaient les partis politiques qui portaient une histoire et servaient d’éducation populaire politique. Tout ceci a disparu. Certes, il y a la force des réseaux sociaux qui ne visent qu’à des actions collectives ponctuelles, mais jamais à une pensée collective. Les gens réagissent, mais ne pensent pas et on les en dissuade. Or le public qu’on retrouve dans l’économie de plateforme, dans les nouvelles formes d’aide à la personne, est un public qui, le plus souvent, appartient à des secteurs désocialisés de la société, des femmes seules, des migrants de deuxième ou troisième génération, des jeunes qui essaient de se débrouiller. Au départ, c’est souvent un petit appoint, puis ils s’installent dans ces déclinaisons de la précarité faute d’autre chose. Ils ont conscience d’être exploités, mais lorsqu’il s’agit de s’organiser, ils ont souvent du mal, éprouvent une défiance à l’égard de toute organisation. Ainsi, on a beaucoup d’exemples se revendiquant du mot coopératif, mais qui se refusent à se donner des statuts. Ce sont souvent des coopératives non statutaires, il y a une hésitation à s’instituer et c’est très dommageable. Je ne dis pas que hors de la coopérative, point de salut, mais dans ce système de responsabilité, de partage collectif de la décision, rentrer dans une forme statutaire tout en gardant cette idée de transformation, d’innovation et de faire avancer les statuts, c’est une garantie d’organisation de la responsabilité de chacun à l’égard de tous et de tous à l’égard de chacun : la solidarité, en somme. Le ressort de l’ESS, c’est la solidarité, c’est la responsabilité solidaire, on n’est pas seul, on est dans un collectif qui n’est pas un clan, mais qui est ouvert et profitable à tous.

Que représente le mouvement coopératif dans le monde?

Il existe 300 millions de coopérateurs dans le monde qui fournissent, aident ou vendent à presque 2 milliards de personnes.

C’est donc une part considérable de l’économie mondiale. En Andalousie, la part coopérative représente entre 18 % et 20 % de l’économie régionale. Au Sud du Pays basque, une des régions les plus riches d’Espagne avec la Catalogne, Mondragón, né de la résistance au franquisme, a aujourd’hui quelque 40 000 coopérateurs et une place déterminante dans l’économie régionale. Le mouvement est également très développé au Pays basque Nord parce qu’il y a une tradition ancienne. Au Québec, 25 % de l’économie sont coopératifs et l’intégration coopérative au Québec est considérable. On s’aperçoit donc qu’il n’y a pas de vocation pour les coopératives à être marginales comme c’est le cas en France, même si tous les modèles ne sont pas transposables. Quand on dit qu’on a vocation à être un modèle, si ce n’est dominant mais du moins majeur, on n’est pas infondés."

Y a-t-il des convergences avec le mouvement social ?

Jean-Philippe Milesy : "Il peut y avoir des rencontres avec les syndicats quand ces syndicats s’emparent de ces questions. La CGT a mis du temps, au nom d’une opposition justifiée à la précarité, à s’intéresser aux saisonniers ou aux indépendants.

Les coopératives d’activité et d’emploi, comme Coopaname, par exemple qui travaille sur les nouveaux métiers, étaient au début des berceaux coopérateurs. Elles se mettent à prendre en charge tous ces auto-entrepreneurs ayant perçu la problématique du mouvement, tous ces « désalariés ».

Ces coopératives travaillent donc à trouver des réponses à la « désalarisation » à l’œuvre. L’expression « l’homme, libre acteur de... », c’est de la blague ! Comment peut-on penser que quelqu’un qui a un logement insalubre, des trajets contraints très longs, un travail précaire et des conditions de travail difficiles, qui se nourrit en supermarché discount de mauvais produits parce qu’ils sont les moins chers, comment penser que cette personne sera libre acteur de sa propre santé par exemple ? C’est la même escroquerie sur l’homme acteur de son travail ou de sa formation professionnelle. L’aide à la personne, c’est bien, mais c’est aussi le constat du démantèlement des structures collectives de prise en charge, du défaut de service public de maintien à domicile. Si on poursuit avec cette vision individualiste, on court à la catastrophe. C’est bel et bien à travers des ressorts collectifs qu’on s’en sort, à travers les formes qu’offre l’ESS et qui ne demandent qu’à évoluer, qu’à prendre en compte les nouvelles dimensions telles que décrites par la théorie des communs, basée sur une théorie et une économie de propriété collective.

Le hic dans tout ça, c’est le rendez-vous manqué depuis le début du 20e siècle, entre les formes de l’économie sociale et le mouvement social, notamment syndical. L’ESS et le mouvement syndical sont issus du même tronc associationniste du 19e siècle. Le pouvoir s’est toujours efforcé, à travers les statuts, à travers les mutuelles, de les dissocier. En revanche, les grands innovateurs sociaux, comme Fernand Pelloutier, créateur des bourses du travail dans lesquelles il y a les mutuelles ouvrières, les coopératives ouvrières de production, les sociétés d’éducation populaire, les associations et les syndicats rassemblaient tout le monde dans la même maison, la maison du peuple.

Les grands courants anarchistes et marxistes confondus, dans une vision très mécaniste, ont poussé à la séparation de l’économie sociale et du mouvement syndical. Ce n’est pas le cas en Italie où l’économie sociale est très liée aux familles syndicales. Ce n’est pas non plus le cas en Belgique où les mutuelles sont très liées aux organisations syndicales. Ce n’est pas le cas non plus en Angleterre, en Allemagne, en Espagne... C’est, en France, ce que j’appelle le rendez-vous manqué. Bien sûr, il y a des moments de convergence, mais qui sont des grands moments d’agitation historique. Toujours est-il qu’aujourd’hui, la situation s’est plutôt dégradée et les liens se sont plutôt distendus. Bien qu’il existe des militants CGT très impliqués dans l’économie sociale, la CGT en tant que confédération n’a pas de véritable politique en la matière. L’économie sociale n’y existe qu’à travers le prisme revendicatif, car il y a à faire, notamment dans le secteur associatif soumis à la précarité, à la baisse des subventions, aux appels d’offres qui sont tragiques car les seuls facteurs de moins-disance, les seules variables d’ajustement, ce sont les salariés, leurs salaires, leurs conditions de travail... Si les organisations sociales ne s’emparent pas de ces questions, pas seulement pour dire que c’est un secteur sinistré, mais pour essayer de trouver ce que le secteur pourrait devenir s’il était réinvesti par les forces sociales, dans une alliance, on aurait une autre économie sociale et on aurait une autre dynamique. La rupture entre l’économie sociale et le mouvement syndical se fait au détriment des deux."

N’y a-t-il pas d’autres leviers de convergence ?

Jean-Philippe Milesy : "Actuellement, une réflexion est menée sur les convergences existant entre défense des services publics, développement économique territorial et économie sociale et solidaire. C’est une tentative de substitution aux partenariats public-privé (PPP) que le gouvernement actuel veut instaurer dans l’ESS à travers les contrats d’impact social, c’est-à-dire que les financements émaneront de financiers privés qui feront l’avance au nom du gouvernement et qui se refinanceront largement derrière, comme dans tous les PPP. C’est en quelque sorte le développement du PPP à dimension sociale. À cela, on travaille à opposer (sur des collectivités, sur des territoires, à travers des coopératives d’intérêt collectif) des partenariats entre public et économie sociale, avec cet argument d’avoir, dans les ressorts de l’ESS, cette implication citoyenne. Nous avons des choses à dire sur les services publics locaux et le développement territorial et je dois dire que des convergences se font de plus en plus entre des territoires et leur économie sociale. Certains territoires sont même portés par leur économie sociale, au-delà des régions où la tradition coopérative est ancienne. Il faut construire et les organisations syndicales auraient toute leur place dans les discussions en cours en territoire. L’enjeu actuel, c’est la création de convergences entre l’économie publique locale, le mouvement social et les formes organisées de la société civile. Sans cela, tout le monde va perdre.

Jean-Philippe Milesy milite depuis 40 ans dans l’ESS. Animateur des scops de lutte CGT, puis secrétaire général du collège coopératif de l’Institut universitaire, conseiller à la délégation à l’économie sociale et animateur de projets d’ESS, il a également publié deux ouvrages sur le sujet :

  • Économie sociale et mouvement syndical, éditions Alternatives économiques (2009)
  • Petit précis d’histoire sociale de l’Économie sociale, Fondation Gabriel Péri (2017)

Pour aller plus loin, l'équipe de sap-cgt.social vous conseille le hors-série du magazine Politis de février 2019 : « Économie sociale : le nouvel élan solidaire », réalisé sous la direction de Jean-Philippe Milesy.

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