Aides à domicile, auxiliaires de vie sociale, assmats, aides-soignantes… Elles représentent une femme active sur quatre. Elles tiennent notre pays à bout de bras et sont les « Femmes du lien »*.

Vincent Jarousseau, photographe et documentariste, s’est immergé dans le quotidien de ces femmes, avant et après la pandémie, dans deux régions : un territoire rural et post-industriel du nord de la France et en Seine-Saint-Denis. De ce travail de terrain, il a produit un ouvrage alternant photographie, texte et dessin qui documente la vie de ces femmes essentielles.

Entretien réalisé par Chrystel Jaubert

Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur ce sujet des métiers du lien ?

Ce livre est mon troisième ouvrage. Il fait suite aux deux précédents : « Les racines de la colère » et « L’illusion nationale ». Le point commun de ces trois livres, c’est qu’ils racontent d’une certaine manière la France populaire.

En travaillant sur les précédents projets, dans des territoires assez enclavés et périphériques, que ce soit à Denain, dans la vallée de la Fensch, dans le bassin minier ou dans le Gard, j’ai très souvent croisé la route de ces femmes, sociologiquement parlant.

Dans mes précédents livres, il y avait des auxiliaires de vie, une jeune femme en formation pour devenir auxiliaire de puériculture et une famille d’accueil. Ces femmes étaient déjà présentes dans les univers que je couvrais. « Les racines de la colère » raconte la genèse de mouvement des gilets jaunes et s’achève sur les ronds points où j’ai été physiquement présent, au début du mouvement en particulier, en novembre-décembre 2018.

J’ai alors constaté qu’il y avait beaucoup de femmes travaillant justement dans cette nébuleuse de métiers.

J’ai d’ailleurs rencontré François Ruffin à l’occasion de la parution de mon précédent ouvrage. ll l’avait lu et aimé. C’était le moment où il mettait en place sa mission parlementaire sur les métiers du lien. Nous partagions ce constat qu’il y avait des femmes issues de ces métiers dans le mouvement des gilets jaunes. J’avais en outre envie de faire un livre sur les femmes. Voilà où réside mon intention de départ. D’autant que j’étais un peu frustré auparavant d’avoir croisé la route de ces femmes et de n’être pas allé au fond des choses.

Enfin, j’avais la volonté de contribuer à créer un imaginaire collectif sur ces métiers qui sont extrêmement dispersés, que ce soit au niveau des conventions collectives, en termes de statuts, d’employeurs ou de référents administratifs.

Si l’État a des responsabilités, il se repose quand même beaucoup sur les départements, ce qui disperse encore plus les interlocuteurs. Si on additionne tous ces métiers, elles sont environ trois millions de femmes, soit une salariée sur quatre, ce qui est considérable sauf qu’on ne les voit pas.

Et ces trois millions de femmes font partie des onze millions de salarié·es qui ont travaillé pendant le premier confinement et qu’on nomme le « back office » de la société, principalement des activités de service. Il y a vraiment un imaginaire global à construire autour de ces professions qui relève de la responsabilité collective.

 

La pandémie a tout de même mis en lumière ces métiers-là.

J’ai initié ce projet avant le covid, mais j’ai été très vite rattrapé par le début de la crise sanitaire. C’est vrai qu’elle a mis en lumière les métiers de l’hôpital, mais c’est un peu moins vrai des autres métiers. Je rappelle que les aides à domicile ont été exclues du Ségur, de même que les travailleurs sociaux. Ça s’est fait avec beaucoup de difficultés et de manière incomplète, que ce soit pour la prime covid ou pour certaines augmentations décidées lors du Ségur qui ne concernent pas tout le monde. Les aides à domicile du secteur privé ne sont pas inclues dans le dispositif de l’avenant 43 obtenu pour le secteur associatif, lui-même variable selon les départements. Donc c’est vrai qu’on en parle un peu plus, mais que tout reste à faire.

Comment avez-vous choisi les régions où vous vous êtes immergé ?

Ce n’est pas le fait du hasard. Quand on se lance dans un tel projet, on n’y va pas à corps perdu sans savoir où l’on va, il y a une réflexion en amont. Pour ma part, je me documente énormément, je rencontre des spécialistes du sujet, des chercheurs·euses, des professionnel·les et je détermine un périmètre de travail.

Je pouvais faire le choix de ne travailler que sur un seul lieu, mais je ne l’ai pas fait car il y a une diversité d’origines dans ces métiers.

Être aide à domicile à Paris n’est pas la même chose qu’être aide à domicile à la campagne. De plus, il y a une surreprésentation de ces métiers en milieu rural, d’où mon choix d’opter pour une région post-industrielle et rurale qu’est l’Avesnois, un lieu où la population est vieillissante et les besoins sociaux très importants, que ce soit en matière de protection de l’enfance ou de prise en charge des seniors. Une région avec beaucoup de fragilité en somme.

Symboliquement, il a été un bassin industriel du textile vecteur important d’emplois féminins. Il y a donc une transmission de la classe ouvrière féminine vers ces métiers du lien avec, ce que j’ai découvert ensuite, une centralité sociale des femmes en milieu rural. Celles et ceux qui restent dans ces territoires n’ont pas fait d’études supérieures et travaillent dans les services, les femmes dans les métiers du lien, les hommes plutôt dans le transport, le petit BTP ou la logistique. Ces métiers supposent souvent de longs déplacements et les hommes ne sont donc pas très présents sur le territoire, d’où la centralité sociale des femmes, professionnelle, familiale, dans la vie associative et locale.

En milieu urbain, dans les grandes métropoles, la majorité des femmes de ces métiers-là sont d’origine étrangère, que ce soit à l’hôpital ou à domicile. Leur place sociale est très différente parce qu’elles se fondent dans la masse, moins visibles à part dans les transports, dont on ne sait pas qui elles sont. Elles sont discrètes, contraintes par le temps entre les interventions. La Seine-Saint-Denis était donc un choix délibéré parce que c’est un peu le « back office » de Paris.

Vincent Jarousseau; journaliste, ecrivain; photographe, ,crédit photo Philippe Quaisse

Concrètement, de quelle façon avez-vous procédé ?

Je me suis rendu régulièrement dans ces deux territoires,

je m’y suis un peu installé pour vraiment les connaître et parce que j’aime inscrire les gens dans un endroit. C’est une mise en récit, un livre, il ne faut pas l’oublier. Je fais beaucoup d’allers-retours parce que je n’aime pas les immersions longues qui, à mon sens, n’aident pas à voir clair. J’ai besoin de prendre une distance, de réfléchir à ce que je fais puis d’y retourner. 

Dans un premier temps, j’ai ciblé potentiellement des endroits où rencontrer ces femmes,

dans des services d’aide à domicile, me fiant au bouche-à-oreille ou même par hasard, puis j’ai fait une sorte de casting. J’ai vu au moins 150 personnes, certaines se montraient intéressées, mais seule une petite partie l’était vraiment, les autres étant juste curieuses. Ensuite, j’ai mené des rendez-vous individuels lors desquels j’ai expliqué ce qu’impliquait la participation à un tel projet et notamment de les photographier aussi chez elles dans leur espace intime, ce qui supposait un engagement plein et entier. 

L’envie n’est pas suffisante, un tri s’est opéré

entre celles qui avaient un rapport assez égotique avec le projet et celles qui étaient vraiment partantes, voulant montrer leur métier. J’ai dû ensuite faire un choix, l’assumer et leur expliquer. Le feeling entre en compte, la relation qu’on noue ou pas également. C’est ainsi que j’ai commencé à en suivre certaines dès décembre 2019, d’autres plus tard. Le covid a perturbé le travail, a pu parfois être un frein. Tout ça m’a emmené jusqu’à la fin de l’automne 2021. Ce ne furent pas forcément deux ans avec chacune d’entre elles, comme je le disais, il y a du temps masqué.

Pourquoi ce choix formel qui mêle photo, récit et dessin ?

C’est celui que j’ai choisi depuis « L’illusion nationale ». Il vient de plusieurs choses.

Mon travail est quand même très empreint de sociologie et d’entretiens,

même si au départ pour « L’illusion nationale », j’ai travaillé avec une historienne qui avait pour habitude d’enregistrer tous ses entretiens, de les retranscrire et de les faire valider par les protagonistes. J’ai voulu conserver ce processus parce qu’il crée une relation de confiance avec les gens que je suis. J’ai 150 heures d’enregistrement pour « Les femmes du lien » dans lesquelles j’ai dû faire des choix.

C’est aussi une question de posture de l’auteur par rapport au sujet qu’il étudie, un peu comme en sociologie ou dans le cinéma direct, et avec l’envie d’emmener le lecteur dans des univers qu’il ne connaît pas.

Ce côté très immersif induit une double lecture, visuelle grâce à l’image qui donne un certain nombre d’informations et génère des émotions et par le texte qui retranscrit la parole des gens, ce que l’image seule ne fait pas.

Ce n’est pas la même chose d’avoir un entretien retranscrit que d’avoir une légende augmentée avec un commentaire. Ce n’est pas une fantaisie stylistique de ma part, c’est vraiment un processus de narration qui, de par son côté immersif, est un choix politique. Même si c’est un peu une formule tarte à la crème, j’aime emmener les gens dans des univers invisibles. Et puis le fait de mêler roman-photo, dessin, texte est de nature à construire un livre grand public, pas réservé et lu par les seuls photographes. C’est plus du roman graphique que du roman-photo pour moi, ça en rappelle la forme, mais photographiquement ça n’a strictement rien à voir. Ça reste un point de vue d’auteur, ce qui en fait un documentaire et pas un reportage.

Quels constats avez-vous pu faire des points de vue social et humain sur ces femmes et leurs métiers ?

Social et humain, les deux sont liés.

Je savais ce que tout le monde en sait, c’est-à-dire que ce sont des métiers difficiles et mal payés, mais ce livre va quand même très au-delà parce qu’il y a cette mise en perspective entre les niveaux de rémunération et le niveau d’engagement de ces femmes. Je pensais qu’elles étaient mal payées parce qu’elles faisaient du temps partiel subi, mais c’est faux. Certes, on leur impose du temps partiel, mais c’est du taux plein car tout n’est pas comptabilisé, que le temps est morcelé et qu’elles sont des tâcheronnes des temps modernes en fait, surtout pour les métiers du domicile qui se distinguent quand même du milieu hospitalier. Ce sont des métiers où l’on compte sur le don de soi, ces femmes seraient passionnées par ce qu’elles font, elles seraient naturellement faites pour ces métiers parce que femmes. En les suivant, j’ai découvert cette dureté, ces métiers physiquement éprouvants et une amplitude horaire énorme. C’est ce que j’ai essayé de retranscrire dans mon livre. 

J’ai aussi découvert qu’elles aiment ce qu’elles font, qu’elles savent pourquoi elles sont là et n’ont pas de problème de sens dans leur travail. En revanche, et c’est ce qui explique le nombre de démissions, elles sont parfois en situation de maltraitance institutionnelle parce qu’elles n’ont pas le temps de faire correctement leur travail du fait d’organisations archaïques.

Il y a une question d’argent, mais pas seulement, le management est aussi en cause.

D’un endroit à l’autre, ça peut être très différent parce que les conditions économiques sont différentes. On parle de métiers qui n’existaient pas il y a 50 ou 60 ans, qui étaient des tâches effectuées de manière informelle et gratuite par les femmes, ce qui perdure par ailleurs en partie.

Le métier d’aide ménagère dans les années 70, l’ancienne appellation d’aide à domicile puis d’auxiliaire de vie sociale, concernait 40 000 femmes sur toute la France. Aujourd’hui, si on les additionne, elles sont 800 000.

Le changement en quelques décennies est considérable

et il faut donc aussi tenir compte d’où l’on vient. Pour autant, c’est anormal qu’il y ait cette multitude de statuts, ce morcellement de la profession, sans compter évidemment la question de la place du secteur privé à but lucratif et l’ubérisation du métier via des plateformes de mise en relation.

Il y a vraiment des enjeux politiques autour de ces métiers et je pense que nous gagnerions à les considérer comme un ensemble : les métiers du lien, les métiers de l’humain, je ne sais pas quelle appellation nous pouvons trouver, mais c’est un champ important qui est celui de l’économie humano-centrée, un champ d’avenir pour plusieurs raisons, notamment parce que nous allons vers plus de vulnérabilité des gens en général, pas seulement des personnes âgées et nous l’avons vu avec le covid.

Nous aurons donc de plus en plus besoin de prendre soin. Et les vraies questions sont : Comment considérons-nous et comment reconnaissons-nous ce champ ? Que sommes-nous prêts à investir ? C’est une responsabilité politique, mais aussi celle de la société tout entière.

Quel est le regard de la société sur ces femmes ?

C’est complexe parce que tout le monde dit qu’elles sont formidables, mais quand on rentre dans le dur, qu’on veut en parler de manière médiatique, la réaction est autre : « On en a déjà parlé » ou « C’était pendant le covid et ce n’est plus d’actualité ».

Ce sujet n’est pas « glamour » et comme la santé, c’est un champ où l’on veut avoir un service rendu, mais dont on ne veut pas trop en entendre parler le reste du temps.

C’est pour cela que selon moi, ce n’est pas qu’une responsabilité politique, mais une responsabilité collective.

J’ai fait une vingtaine de rencontres depuis que le livre est sorti il y a deux mois, en librairie, dans des médiathèques, des entités privées, des lycées…

Quand on aborde ces questions en milieu rural, il y a une vraie réceptivité, mais dans les centres urbains, c’est plus compliqué, même dans le champ féministe et j’en suis très surpris.

Il y aura beaucoup plus d’hommes dans ces métiers le jour où la relation au genre sera atténuée et où ces métiers seront payés décemment, c’est lié.

Si j’ai choisi de suivre une éducatrice spécialisée, c’est parce que c’est un métier qui s’est féminisé et en même temps qu’il se féminisait, se dégradait socialement. Il y a vingt ans, un éducateur gagnait environ deux Smic en début de carrière alors qu’aujourd’hui, c’est 1,1 Smic. Cela dit beaucoup. Et nous sommes passés de 35 % de femmes à 65 % dans la même période.

Finalement, ces femmes prennent soin du vivant et pour moi,

elles s’inscrivent complètement dans la bifurcation écologique dans laquelle nous nous engageons. Comme je le disais, nous allons vers plus de vulnérabilité du fait justement de ces bouleversements climatiques. La question des années à venir sera de savoir ce qui est important et ce qui ne l’est pas, essentiel ou pas, subsidiaire ou pas. Et justement, tous ces métiers sont essentiels et indispensables et il faut définir ce que nous sommes prêt à investir pour les soutenir. Il y a clairement des arbitrages à faire.

*Les Femmes du lien de Vincent Jarousseau, édition Les Arènes, 224 pages, 24,90 euros

Pour en savoir plus sur les métiers du lien, lisez l'interview de Stéphane Fustec et François-Xavier Dewetter sur le rapport d'étude de l'IRES sur les métiers du soin et du lien,

 

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