Dans une tribune publiée dans Le Monde à l’automne dernier, Daniel Verba* réagissait au projet du gouvernement d’ouvrir le recrutement de personnels non qualifiés en Eaje. Revenant sur cet épisode, il aborde les difficultés que rencontre actuellement le secteur de la petite enfance.

Valentine Verba

©Valentine Verba

Qu’est-ce qui avait motivé la rédaction de votre tribune ?

J’ai écrit cette tribune pour rappeler que s’occuper de bébés ou de jeunes enfants suppose des compétences dont personne n’est doté naturellement, comme on le pense, par exemple, des femmes. Pour bâtir ces compétences, il faut passer par un processus de formation qui doit contenir des apports psychologiques, pédagogiques, infirmiers et puis surtout une pratique de terrain, par des stages ou l’apprentissage. Il y a des formations qui préparent très bien à ces métiers. Penser qu’il suffit de naître femme pour savoir s’occuper d’enfants, c’est se bercer d’illusions et méconnaître la complexité de leur accompagnement.

Qu’est-ce que ça dit de la façon dont on considère ces personnels ? En corollaire, qu’est-ce que ça dit des stéréotypes de genre et de classe ?

Il y a un grand mépris social pour les métiers de la petite enfance parce que justement, ils sont corrélés en partie à une disposition naturelle et donc aux femmes. Un ministre de la République a dit un jour qu’il n’y avait pas besoin d’un master pour changer les couches d’un enfant ; certes, mais on a besoin d’une formation appropriée, indispensable pour s’occuper de jeunes enfants. C’est valable pour tous les personnels, les assmats, les auxiliaires de puériculture, les titulaires d’un CAP petite enfance, les éducatrices de jeunes enfants, les puéricultrices. Or l’orientation vers ces métiers se fait souvent de manière négative : des jeunes filles de milieu populaire souhaitant faire des études courtes et professionnalisantes sont mécaniquement orientées vers les métiers de la petite enfance ou plus largement vers les métiers du care.

Au lieu d’essayer de diversifier, les conseillers·ères d’orientation reproduisent ainsi les stéréotypes. Pourtant, ces métiers sont des métiers de la présence à l’autre, exigeants à la fois d’un point de vue théorique et pratique. Il faut se doter d’un corpus de connaissances sur soi et les autres et adopter des manières d’être qui ne s’improvisent pas, qui sont le produit d’une socialisation et d’un apprentissage. D’autant plus que la petite enfance est une période sensible où se prennent des plis durables dans le comportement, dans la relation aux autres, dans le rapport aux institutions, crèche ou école, et au langage. Après, il sera très difficile de déplier ces dispositions.

En abordant les enfants et leur famille avec obligeance et diplomatie, ces métiers participent d’une prévention qui peut permettre de limiter les effets dramatiques des inégalités sociales, territoriales, scolaires qui s’installent par la suite ainsi que certains comportements liés aux maltraitances et aux souffrances psychologiques. En bref, l’influence d’un·e professionnel·le sur de jeunes enfants peut avoir des effets bien plus significatifs à long terme que celle d’un·e universitaire sur ses étudiants. Il est vrai que pour le jeune enfant, cette influence se combine aussi avec celle des parents et en cas de disjonction entre les deux espaces de socialisation, il peut être pris dans des conflits de loyauté. Il ne faut pas non plus faire reposer la totalité de la responsabilité sur le dos des professionnel·les qui n’en sont, au fond, qu’une composante.

On a beaucoup entendu parler de la situation critique du secteur et notamment des conditions de travail dégradées, des difficultés de recrutement et du développement des offres du privé. Quel est votre point de vue sur cette crise ?

Il y a un marché de la petite enfance, comme celui du grand âge, qui s’est ouvert avec les conséquences bien connues des politiques libérales lorsqu’elles se fixent un objectif de rentabilité avant de chercher à rendre le meilleur service possible. Les salaires sont indécents, le management est sans concertation, les conditions de travail sont souvent pénibles, ce qui explique en partie la difficulté à recruter. Au fond, que ce soit dans les établissements privés, publics ou associatifs, le sens du service rendu à l’autre, le souci de l’autre surtout lorsqu’il est vulnérable comme le jeune enfant, la personne en situation de handicap ou la personne âgée dépendante, s’est délité au profit d’une approche purement gestionnaire ou technocratique. Les politiques sociales sont particulièrement touchées par cette dérive.

Dernier point, les professionnelles que j’observe dans le cadre de mes études de terrain, lorsqu’elles ne sont pas bien formées, deviennent complices de cette dérive. Par exemple, j’en ai vu certaines consulter leur téléphone portable en présence des enfants, s’absentant psychiquement du soin qu’elles sont en train de prodiguer. Le jeune enfant ressent cette absence comme un abandon alors même que la présence est au fondement même des métiers du care. Or, ces comportements qui traversent toute la société montrent que les formations n’ont pas été suffisantes. J’en reviens donc à la nécessité vitale de formations de qualité pour les personnels.

En mars, le HCFEA a publié deux rapports dans lesquels il examine l’état de l’accueil et propose des solutions pour redynamiser le secteur. Qu’en pensez-vous ?

J’ai eu accès aux synthèses parues dans la presse spécialisée et je ne peux revendiquer, en la matière, une très grande compétence. Dès mes premiers travaux sur la petite enfance qui commencent à dater un peu, j’avais pointé avec d’autres sociologues le déficit abyssal de structures d’accueil de jeunes enfants rapporté aux besoins de la société. Le HCFEA le redit et il a raison de le faire puisque le constat est largement partagé. Ce déficit a pu être partiellement comblé quand les finances publiques étaient plus favorables, mais nous ne sommes jamais parvenus à l’équilibre entre l’offre et la demande. En 2021, 6 enfants de moins de 3 ans sur 10 étaient gardés par leur famille faute de solution d’accueil. C’est considérable. Et les assmats représentent le premier mode de garde avec 54 %. Il faut dire l’importance de ce métier mal connu, mal considéré, principalement occupé par des femmes de milieu populaire, peu qualifiées et souvent issues de minorités visibles. Ce métier cumule plusieurs stigmates et plusieurs formes de disqualifications sociales. Ces femmes sont visibles ethniquement, mais invisibles professionnellement.

Pour revaloriser ce métier, il faudrait en premier lieu réenchanter les professions sociales qui connaissent toutes des problèmes de recrutement. Peu reconnues, mal payées, déconsidérées en raison de leur tonalité genrée, les assmats subissent les mêmes revers, d’autant que la population est vieillissante et que la relève n’est pas assurée par les nouvelles générations.

Dans un premier temps, le HCFEA a proposé un statut de travailleur indépendant pour les assmats qui n’a finalement pas été retenu. Il propose cependant d’élargir le statut d’assmat à celui d’employée d’une structure prestataire. Comment comprenez-vous ces propositions ? Doit-on s’attendre à une sorte d’ubérisation du métier ?

Je n’ai pas le recul nécessaire pour savoir quel statut est le plus favorable. Plutôt qu’une ubérisation, c’est plutôt une précarisation de ces métiers qui est à l’œuvre en raison du manque de protection sociale et alors même qu’ils remplissent une mission de service public indispensable. C’est tout le paradoxe de notre organisation du travail, on rémunère très généreusement des activités qui sont assez peu utiles socialement et on précarise des activités de premier plan, dont font partie les assmats selon moi et dont on ne peut pas se passer.

Quand je travaillais sur la profession d’EJE, j’avais observé que les relais petite enfance ou les MAM fonctionnaient plutôt bien et que la tutelle d’une professionnelle ayant d’autres compétences ou diplômes, comme une puéricultrice, une EJE ou une assistante sociale, permettait aux assmats de recevoir des bribes de formations, des conseils et de se retrouver avec d’autres professionnelles afin d’échanger sur leurs pratiques. C’était aussi un moyen de briser l’isolement du travail à domicile qui n’est pas toujours épanouissant. Il y avait quand même des avantages, malgré les responsabilités supplémentaires de gestion et d’administration qu’elles doivent assumer en travaillant en MAM. Le coaching d’une autre professionnelle est intéressant. Les assmats peuvent être réunies de loin en loin autour d’un thème, de façon conviviale et les débats sont souvent fructueux. Elles ressortent alors avec le plaisir d’avoir passé un bon moment collectif et d’avoir renforcé leurs connaissances.

Quels seraient, selon vous, les bases, les contours et les objectifs d’un service public de la petite enfance ?

Dans mon livre sur le Métier d’éducateur de jeunes enfants, j’avais consacré un chapitre au service public de la petite enfance. Je me réjouis donc qu’on en parle et que le gouvernement ait décidé d’en créer un. Mais avant toute chose, il faut revenir au principe même de ce qu’est un service public car si c’est pour produire une usine à gaz ou un nouveau « machin » sans véritable utilité sociale, ça ne vaut pas le coup.

Un service public est d’abord une activité orientée vers l’intérêt général, celui des personnes qu’on accompagne et là en l’occurrence, celui des jeunes enfants afin qu’ils puissent bénéficier des meilleures conditions d’accueil pour leur développement. Ils doivent être traités avec dignité, sans discrimination de genre, de race ou de classe ; on doit s’adresser à eux de manière courtoise, répondre à leurs besoins de sécurité et de soins. On ne doit pas les réduire à des « encombrants » qu’il faudrait consigner en l’absence des parents. J’espère que ce service public évitera ces dérives.

Ce service public d’accompagnement des jeunes enfants peut être dispensé par des personnes ou des structures différentes, accueil à domicile, association, collectivité territoriale, qu’importe du moment que l’intérêt général et le souci premier du bien-être des enfants et des salarié·es sont assurés. Le sujet n’est pas tant le statut des établissements d’accueil que le service qu’ils rendent ou ne rendent pas. J’ai quand même quelques réticences vis-à-vis du secteur lucratif car ça m’interroge qu’on puisse faire de l’argent sur le dos des jeunes enfants et des personnes âgées. Je ne dis pas que c’est impossible, je pense qu’une entreprise peut rendre un service public si l’objet de son travail va bien dans le sens du bénéfice que doivent en attendre les personnes accompagnées. Mais ce qu’on observe (Ehpad, crèches privées) est dramatique et ne fait pas rêver.

Un service public, ou un service d’intérêt général comme le dit la Commission européenne, doit être en mesure de contrôler le fonctionnement des structures d’accueil, de s’assurer que les enfants y reçoivent de manière égalitaire l’éducation et les soins idoines, de certifier les formations dispensées aux professionnelles et garantir les financements nécessaires. Tout un programme de salut public !

Pour un service public de la petite enfance : le meilleur pour nos enfants, le meilleur pour nos assmats !

 

* Daniel Verba est sociologue, maître de conférences émérite à l’université Sorbonne Paris-Nord et chercheur à l’IRIS (EHESS-CNRS-INSERM). Ses travaux portent sur les professions sociales et les politiques socio-éducatives. Il est notamment l’auteur de Le métier d’éducateur de jeunes enfants, un certain regard sur l’enfant (La Découverte, 2014).

 

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