En 2025, la CGT fête ses 130 ans. L’occasion de revenir sur l’histoire de ce syndicat majeur, né d’un droit syndical tardivement reconnu en France. Dans cet entretien, Mathilde Larrère, historienne et enseignante-chercheuse à l’université Gustave Eiffel, analyse la place qu’a occupée la CGT dans les grandes luttes sociales et les contradictions qui l’ont traversée. Quels défis doit-elle relever aujourd’hui, face à la fragilisation des droits collectifs et à la reconnaissance encore insuffisante des métiers féminisés ? Cet article propose un regard croisé sur l’héritage de la CGT et les perspectives pour l’avenir du syndicalisme.

Entretien mené par Chrystel Jaubert, et fait l’objet de plusieurs articles. Ceci est le deuxième. Lire la première partie.

Entretien complet à retrouver dans le journal SAP n°50 !

Un droit syndical tardivement reconnu

La lente conquête des droits syndicaux

La CGT aurait dû avoir beaucoup plus que 130 ans ! Selon moi, l'un des droits les plus importants est celui de pouvoir s'organiser pour lutter, c'est-à-dire de se syndiquer. En France, il a fallu attendre la loi Waldeck-Rousseau de 1884 qui est limitée, qui n’autorise pas de militer sur son lieu de travail et vient seulement encadrer l’existant. La CGT est née de cette loi et il lui a fallu du temps pour s'organiser. On aurait dû avoir des syndicats dès 1792 et la CGT devrait avoir 200 ou 250 ans. Mais il y a eu ce frein libéral, ce refus absolu de reconnaître aux travailleur·ses le droit de s'associer et de s'organiser pour lutter. Des choses qui nous paraissent évidentes telles que disposer d'un local syndical ou afficher des tracts dans l’entreprise ne datent que de 1968.

Mieux comprendre la création de la CGT, et la place des femmes dans celle-ci.

La CGT, syndicat central mais traversé de contradictions

Au-delà de ça, la place de la CGT a été centrale dans le mouvement social et dans les luttes. Elle est restée le principal syndicat, même si elle n'était pas le seul. La CFDT a été importante dans les années 70 pour les femmes, pour les travailleur·euses immigré·es ou pour les sans-papiers. Je rappelle qu’avant la réunification de 1936, la CGT privilégiait l'employé blanc, mâle et français, à la différence de la CGTU (communiste). Dès qu’on se penche sur l’histoire des luttes, on constate que les syndicats peuvent parfois freiner sur certains sujets.

Ça m’évoque le documentaire de Jacques Villemont « La reprise du travail aux usines Wonder » de 1968 dans lequel une travailleuse de l’usine habillée tout en blanc est entourée de syndicalistes, tous des hommes en costume noir. Elle leur dit qu’elle « ne retournera pas dans cette taule ». L’un d’entre eux qui l’appelle « ma petite » se montre très paternaliste en lui expliquant qu’elle a gagné certains acquis, qu’il faut reprendre le travail. Ce à quoi elle rétorque que ce sont eux, ceux qui n’ont pas les mains dans le cambouis. Ce sont eux qui ont gagné, pas elle. Cette séquence est symptomatique de la violence au travail pour les femmes et du paternalisme des délégués syndicaux qui ne tenaient pas compte de ce que les travailleuses vivaient vraiment.

© Jacques Willemont

Les défis actuels du syndicalisme

Inclure toutes les catégories de travailleurs

C’est une question difficile. En toute subjectivité, je pense qu'il faut vraiment faire attention à ne pas laisser trop de gens sur le côté des avancées sociales. Faire attention aux personnes handicapées, aux personnes immigrées, aux personnes racisées, aux femmes… En espérant que les syndicats puissent le faire. Il faut justement essayer de sortir de cette histoire trop longue qui a valorisé les travailleurs blancs, français, mâles. Le problème c'est que les syndicats sont sur la défensive, alors il faudrait être davantage à l'offensive, continuer à améliorer nos conquis, à revendiquer, à redonner envie. Certes, depuis une vingtaine d'années, les gouvernements ont absolument tout fait pour détricoter les droits syndicaux et la représentation syndicale qui, même s’ils n’étaient pas pleinement satisfaisants, permettaient tout de même d’établir un rapport de forces.

Réinventer la grève comme outil de mobilisation

Je sais qu’il est difficile de mobiliser, mais par exemple, contre la réforme des retraites, je considère que l'outil de la grève n'a pas été suffisamment employé. Je serais bien prétentieuse de dire comment il faut faire. Mais je ne suis pas sûre que les grèves perlées les seuls jours de manifestation soient efficaces. En 1995, le pays était à l’arrêt et ça a produit l’effet escompté. Il y a deux ans, le pays a montré son mécontentement, son refus, mais il n'a pas été à l'arrêt. Pour autant, dans une démocratie digne de ce nom, la réforme des retraites aurait dû sauter. J’ai conscience de ce que le niveau des salaires ou la précarité sont dissuasifs quand il s’agit de se mettre en grève, mais je rappelle que quand les ouvrier·es faisaient grève il y a un siècle, ils avaient encore moins, mais le faisaient pourtant.

Les caisses de grève sont justement faites pour soutenir la grève et les salarié·es qui en ont besoin. Et puis, on le sait, il y a des secteurs qui, une fois en grève, bloquent vite le pays. Les dockers, les cheminots, les raffineries… sont de ce point de vue stratégiques pour peser. Certes, pour ma part, je travaille à l’université, je ne me pose pas de questions. Je vais manifester systématiquement et mon salaire étant maintenu, je le donne aux caisses de grève. Je constate que mes collègues ont du mal à se mobiliser sur des journées ponctuelles. Alors qu’ils sont convaincus de la nécessité de mouvements longs et bloquants. Certes, ce sont les salarié·es qui décident de la nature de leurs grèves et de leurs mobilisations, mais il est nécessaire que les syndicats conscientisent, organisent et mènent un travail de fond en ce sens.

Le regard sur les métiers féminisés

Des métiers encore perçus comme “naturels”

On considère que leur fonction constitue un prolongement de leurs dispositions « naturelles ». Je mets des guillemets car je ne vois pas ce qu'il y a de naturel. C'est considéré comme des qualités, pas des qualifications, ce n'est donc pas rémunéré en conséquence. Et tout se tient. Parce que si on se met à bien payer ce type de métiers, qu’en est-il de ces mêmes tâches que les femmes, pour beaucoup, assument à la maison ? Les femmes sont souvent des aidantes quand les parents ne vont pas bien ou quand les enfants sont malades. Certes, ça n'a plus rien à voir avec leur situation dans les années 50-60 qui a très clairement progressé.

Mais tant qu'on considérera ce travail comme étant « naturel » parce qu’également fait par les femmes à la maison, on ne fera aucun effort pour le reconnaître et reconnaître son importance, ni même l'assortir de droits. Et à l'extérieur, il sera sous-payé.

Des professions invisibles mais essentielles

Par ailleurs, elles font des métiers qui permettent à d'autres femmes de monter dans la hiérarchie, d’être avocates, chefs d'entreprise, profs en fac… Quand on a, comme moi, bénéficié de la crèche ou du centre de loisirs pour ses enfants, on sait bien que les femmes qui s’en occupent sont principalement des femmes précaires, de classe populaire et racisées et que c’est grâce à elle qu’on peut s’épanouir professionnellement. C’est une forme de décharge que le féminisme doit absolument prendre en considération.

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