Injuste, impraticable et mal pensée, le gouvernement entend pourtant poursuivre sa réforme de l’assurance chômage. Mathieu Grégoire, sociologue, maître de conférence à l’université de Paris-Nanterre et conseiller de la CGT sur la réforme de l’assurance chômage, explique pourquoi le Conseil d’État l’a censurée*.

Propos recueillis par Chrystel Jaubert

Comment analysez-vous la réforme de l'assurance chômage sur le fond ?

Cette réforme vise avant tout à faire de tout chômeur un chômeur volontaire. Le principe retenu, c’est que toute personne ayant connu un épisode de chômage durant les vingt-quatre derniers mois précédant son inscription sera pénalisée de la quotité de chômage qu’elle a subie. Par exemple, en diminuant d’un tiers son allocation si elle a été un tiers du temps au chômage pendant ces vingt-quatre derniers mois.

Il y a donc l’idée, comme pour les saisonniers pendant fort longtemps, qu’il faut considérer qu’un chômeur qui chôme plusieurs fois de manière récurrente ne peut qu’être le signe d’un chômage volontaire. Et qu’à ce titre, il n’est pas légitime de l’indemniser. Alors même qu’il a disparu pour les saisonniers à la fin des années 90, le gouvernement développe aujourd’hui ce raisonnement extrêmement réactionnaire. Il entend surtout le généraliser à tous les chômeurs, pas aux seuls saisonniers cette fois-ci.

Cette réforme est-elle nécessaire ? Comment le gouvernement la justifie-t-elle ?

Non, elle n’est évidemment pas nécessaire. Cette réforme est à la fois anachronique, injuste et n’a pas de justification particulière si ce n’est la volonté de faire des économies. Le gouvernement entend ainsi lutter contre ce qu’on appelle la « permittence », qui est en réalité une intermittence de l’emploi extrêmement problématique. Depuis vingt ans, on encourage les chômeurs à prendre des petits boulots. Et ce au motif qu’il vaut mieux un mauvais emploi que pas d’emploi du tout, que cela peut servir de tremplin.

Ainsi, notamment via l’assurance chômage et la mise en place des droits rechargeables, on a donc encouragé et incité les allocataires à prendre des petits emplois. Aujourd’hui, on le leur reproche. Cela pose question parce que si on se met à la place et dans l’idée du gouvernement, on ne sait absolument pas ce qui va se passer à diminuer les droits de ces salarié.e.s.

Ils sont dans une discontinuité de l’emploi. Est-ce que cela va les inciter à prendre un CDI ? C’est le pari du gouvernement, mais ça ne marche que s’il suffit de traverser la rue pour en trouver un. Si de l’autre côté de la rue, il n’y a pas de CDI, alors on précarise des salarié.e.s qui sont déjà précaires. On précarise leur droit à la ressource, leur droit au chômage. Alors même qu’ils/elles sont déjà dans une situation d’exposition à l’aléa, soit subi, soit en partie choisi pour certain.e.s, sur le marché du travail avec des emplois courts et souvent mal rémunérés. Subie ou choisie, la réforme va rendre leur situation plus compliquée encore.

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Quels sont les points qui posent le plus problème ?

Une réforme systémique

C’est tout d’abord le changement du mode de calcul du salaire journalier de référence (SJR). Cette réforme est systémique et change fondamentalement la philosophie de l’assurance chômage alors qu’elle comprend d’autres dispositions qui, certes sont régressives et posent problème à court terme, mais qui ne dénaturent pas la logique même de l’assurance chômage. Le fait de requérir six mois pour être éligible plutôt que quatre mois met bien des gens en difficulté. C’est très grave, mais on peut envisager, à l’avenir, de revenir dessus, de modifier à nouveau les conditions d’éligibilité et d’ouverture des droits. Le fond du système n’est pas en cause, il s’agit de paramètres.

Avec le changement de calcul du SJR en revanche, on touche aux fondements mêmes de l’assurance chômage. On dit aux gens que ce n’est plus parce qu’ils sont au chômage qu’ils vont percevoir une indemnité chômage, mais qu’ils vont percevoir une indemnité uniquement s’ils sont davantage au chômage que d’habitude. Imaginons ce qui se passerait si on appliquait ce principe à l’assurance maladie, qu’on disait aux gens qu’ils ne seront indemnisés qu’à partir du seizième jour d’arrêt maladie parce qu’ils ont l’habitude d’être malade quinze jour. C’est extrêmement grave !

Vers une individualisation du droit

On arrête d’indemniser le chômage de façon objective en se référant à une norme collective identique pour tou.te.s. Là, on bascule dans un système où l’on individualise l’évaluation et où l’on sort d’un critère collectif. C’est un processus d’individualisation très forte du droit, injuste, qui dénature profondément l’assurance chômage. Et cela va, en effet, générer beaucoup d’économies parce que les effets vont être beaucoup plus forts et importants que ce qui a été dit.

Les médias ont retenu que le montant de l’indemnité journalière allait subir une forte baisse. Mais ce qui a été moins évoqué dans le débat public, c’est le nombre d’indemnités journalières versé dans le mois. Non seulement le montant de l’indemnité journalière baisse mais, de surcroît,  il y a beaucoup de nouvelles situations où l’on n’y a plus droit. À la limite, c’est déjà dramatique que l’indemnité journalière baisse de 17 % ou de 20 %. Mais si vous n’en avez plus du tout, ça ne vous fait ni chaud ni froid qu’elle ait baissé de la sorte. En réalité, selon le rythme que vous avez, on va vous exclure de tout ou partie du bénéfice de ces indemnités journalières. C’est beaucoup plus grave dans certaines situations que les moyennes qu’on présente dans le débat public.

Quelles vont être les conséquences immédiates au 1er juillet ?

Pour les personnes déjà indemnisées, rien ne change. En revanche, tous ceux qui vont rentrer dans un épisode d’indemnisation à partir du 1er juillet vont connaître une très forte diminution. Même dans les cas de renouvellement de droit ou une arrivée à épuisement de droit, surprise, la régression va être extrême.

Certains avancent l’argument d’un mauvais choix du moment, du fait de la crise ou de l’explosion du  nombre de pauvres, mais je le réfute. En réalité, cette réforme est à rejeter quel que soit le moment. L’idée du gouvernement selon laquelle on peut supprimer une grosse partie de l’assurance chômage quand tout va bien est un argument spécieux. Ce n’est parce qu’il y aurait, par exemple, moitié moins de chômeurs qu’il faudrait retirer des droits à la moitié qui reste au chômage. On a du mal à le comprendre parce que de toute façon, ceux qui ne sont pas au chômage ne sont pas ou plus concernés. Ce qui est très bien, mais il n’en demeure pas moins que la moitié reste au chômage et on ne voit pas pourquoi il faudrait les sacrifier du fait que les autres vont mieux. Ça n’a aucun sens.

Moi je ne mobilise pas cet argument du moment parce que, quel que soit le moment, il est mal choisi. Certes, on peut trouver ça encore plus incroyable et incompréhensible dans la période. Ce qui est d’ailleurs le point de vue de certains économistes conseillers du président de la République. Les mêmes ont trouvé ça très bien de mettre par terre la protection sociale quand on allait soi-disant vers le plein-emploi. Les débats entre eux sont très intéressants. Mais selon moi, ce sont des débats entre des personnes d’accord sur le fond, c’est-à-dire qu’il faut détruire l’assurance chômage.

Pourquoi le Conseil d’État a-t-il parlé de rupture d’égalité ?

Des inégalités de 1 à 4 sur le calcul du salaire

Le Conseil d’État a censuré une première version de la réforme parce que cela permettait d’indemniser à salaire égal et à emploi égal des personnes de manière extrêmement différenciée. En effet, les inégalités pouvaient aller de un à quatre sur le seul calcul du salaire. Le calcul du SJR prenant désormais en compte les jours de chômage, mathématiquement et exactement tous les jours entre le premier jour du premier contrat et le dernier jour du dernier contrat, vous pouviez avoir des situations dans lesquelles l’ordre dans lequel vous aviez été au chômage ou en emploi, le simple ordre ou les différences de calendrier pouvaient justifier le fait que votre SJR pouvait varier de un à quatre.

Typiquement, si vous aviez deux contrats de trois mois bien collés l’un à l’autre juste avant votre période de chômage, tout allait bien et vous ne perdiez rien. En revanche, si au lieu d’être au chômage avant ces deux contrats, vous aviez d’abord un contrat de trois mois, puis douze mois de chômage, puis ce contrat de trois mois, ce qui est la même chose, mais dans un ordre différent, alors là vous pouviez diviser par trois votre salaire de référence.

Une réponse insuffisante du gouvernement

Le Conseil d’État a jugé que ce dispositif créait des inégalités disproportionnées et donc, en réponse à sa censure, le gouvernement a pris un décret le 30 mars. Ce décret mettait en place une espèce de plancher empêchant que ce soit à ce point disproportionné. Ça l’est moins, c’est vrai, mais moins disproportionné ne signifie pas non disproportionné.

Depuis, on a démontré, notamment avec l’étude menée par l’Unédic en réponse à des demandes de la CGT, que le travail qui avait été fait par le gouvernement était loin de satisfaire aux demandes du Conseil d’État. En réalité, les inégalités vont diminuer uniquement dans les cas particuliers de contrats calés sur des mois civils, c’est-à-dire de contrats allant vraiment du 1er au 30. Dès que les contrats ne seront pas calés sur le mois civil, par exemple du 15 au 15, alors les inégalités de traitement exploseront.

Un deuxième recours devant le Conseil d'État

En détail, on a démontré notamment qu’à salaire égal et emploi égal, des personnes qui gagnent habituellement 2800 euros brut pouvaient bénéficier de 1492 euros au maximum pour trente jours de chômage. Ou de 32 euros pour la même période de trente jours de chômage. Cela fait une inégalité qui va de un à 47 et qui ne se justifie que par des questions de calendrier : les salaires sont les mêmes, les emplois sont les mêmes, le nombre d’heures travaillées est le même. La seule différence, ce sont les dates qui ne correspondent pas exactement.

C’est la base du deuxième recours des syndicats devant le Conseil d’État. On a quand même une sorte de malfaçon terrible qui rend la réforme totalement impraticable.

*Cet entretien a eu lieu avant la dernière décision du Conseil d’État, saisi une deuxième fois par les syndicats.

Pour aller plus loin : https://blogs.mediapart.fr/mathieu-gregoire/blog


Une deuxième censure
Les syndicats, dont la CGT, étaient d’accord au fond. La réforme de l’assurance chômage ne devait pas entrer en vigueur au 1er juillet. Ils ont donc saisi une deuxième fois le Conseil d’État d’abord en référé (procédure d’urgence) sur la date de mise en œuvre, mais aussi sur le fond même de la réforme. Le 22 juin, la réponse est tombée et le Conseil d’État a décidé de suspendre l’application sur les nouvelles règles de calcul au 1er juillet au motif que « les incertitudes sur la situation économique ne permettent pas de mettre en place, à cette date, ces nouvelles règles ». Certes, les syndicats ont remporté une première et belle victoire. Reste le plus dur, c’est-à-dire le recours visant à faire annuler la réforme sur le fond par le Conseil d’État. Une réponse qui devrait intervenir à la rentrée de septembre.

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