Pour les métiers du lien, une seule solution, la revalorisation
Des aides à domicile et des assmats sous-payées pour une utilité sociale très marquée, des financements publics insuffisants… À partir de l’étude de l’Ires sur les métiers du soin et du lien, François-Xavier Devetter* et Stéphane Fustec** échangent sur la situation de ces salariées et envisagent des pistes de revalorisation.
Entretien réalisé par Chrystel Jaubert
Quels sont les premiers résultats de l’étude de l’Ires ?
FXD - Entre sous-valorisation et nombre de postes insuffisant
Cette étude sur les métiers du lien et du soin, pilotée par Rachel Silvera, pointe leur sous-valorisation et un nombre de postes très insuffisant. Avec Julie Valentin et Muriel Pucci, nous travaillons sur l’aspect quantitatif avec deux objectifs : définir les sommes à consacrer pour revaloriser ces métiers et établir le nombre de postes à créer pour fournir des services à la population qui soient à peu près équivalents sur l’ensemble du territoire français et correspondent un peu moins mal aux besoins qu’aujourd’hui. Tout n’est pas terminé, loin de là, mais nous pouvons déjà insister sur deux résultats.
Tout d’abord, quels que soient les métiers du lien et du soin, en lien avec leur forte féminisation, les salaires sont inférieurs à ceux auxquels on pourrait s’attendre compte-tenu des niveaux de diplôme, de difficulté, de pénibilité et de compétences mobilisées. Cette sous-valorisation salariale varie de moins 10 à moins 50 % selon les métiers. Ceux qui sont les plus bas en terme de rémunération, ceux qui sont les plus mal traités, ce sont les services à la personne, l’aide à domicile et les assistantes maternelles.
L’autre résultat concerne le nombre d’emplois qui manquent dans ces services, en tout cas sur une partie de ces services, notamment dans les services aux personnes âgées et à la petite enfance où le nombre de postes est très insuffisant par rapport aux besoins sociaux.
SF - Entre problèmes d'attractivité et départs à la retraite
Et ce phénomène s’accroît avec un nombre important de départs à la retraite et des problèmes d’attractivité de ces métiers renforcés par la crise sanitaire. Aujourd’hui, dans l’aide à domicile, ça craque partout, c’est-à-dire que les bénéficiaires se retrouvent seul·es, sans accès aux prestations dont ils et elles ont besoin. Quant à la petite enfance, les parents ne parviennent pas à trouver de place chez les assmats, tandis que les crèches en sous-effectif ne peuvent plus ouvrir complètement. Aussi, outre l’enjeu démographique, on a un vrai problème d’emploi à régler en urgence.
Pourquoi ces métiers sont-ils si mal rémunérés ?
FXD - Un écart fort entre la rémunération et le niveau exigé
Ce qui manque en termes de rémunération est difficile à chiffrer. Cela demanderait une délibération, une discussion sociale sérieuse. Mais nous pouvons au moins faire apparaître clairement le rapport entre la rémunération mensuelle de ces professionnel·les et celle des professionnel·les ayant des niveaux de diplôme équivalents dans les autres secteurs de l’économie.
Cette comparaison est très basique et nous passons à côté de beaucoup de choses. La complexité du métier notamment. Mais ne serait-ce que sur ce point-là, les écarts sont absolument énormes. Ils se jouent sur deux éléments complémentaires mais imbriqués. A la fois sur un mauvais décompte du temps de travail (ces métiers sont dits à temps partiels de manière massive alors que concrètement, dans l’emprise que représente le travail dans la semaine, ils ne sont pas tant à temps partiel que ça) et sur le salaire horaire lui-même, plus faible qu’attendu.
SF - Des métiers à forte dominante féminine
J’ajoute que ce sont des métiers à forte dominante féminine. Toutes les politiques publiques développées en la matière se sont basées sur l’idée qu’ils relèvent de compétences innées. A ce titre, ils ne mériteraient pas une rémunération supérieure à ce qu’elle est. Je confirme également le problème du temps passé. Un problème majeur parce que les salariées sont très loin du temps partiel et le quotidien d’une aide à domicile va jusqu’à 13 heures d’amplitude pour 5 Smic horaires, si tout va bien.
Dans le secteur privé lucratif, toute la grille conventionnelle est en dessous du Smic, y compris les échelons les plus élevés. Cela signifie qu’il n’y a aucune reconnaissance des qualifications et cela ne perturbe personne. L’inadéquation entre le niveau des salaires, celui des qualifications et le temps de travail s’explique par la recherche du profit. Ces entreprises privées font leur marge sur le dos des salariées, sur leurs droits et augmentent ces marges déjà confortables en leur volant du temps. C’est assez hors-norme.
FXD - Des métiers sous-payés
Oui et le consentement de la société à payer n’est pas au niveau de ce qu’on attend. Au-delà même de la question des profits qui cependant, n’est pas négligeable. Quelle que soit la modalité d’emploi, ce qui pose fondamentalement problème si l’on considère que ces services répondent à des besoins sociaux, c’est que la société et les bénéficiaires ne consentent pas à payer suffisamment pour ce que représente ce travail. Une heure d’aide à domicile devrait correspondre à 30 euros pour des emplois décents, correctement encadrés et rémunérés.
Or aujourd’hui, on arrive péniblement à faire voter un tarif socle pour l’APA à 22 euros. La différence de 8 euros dans ce que la société est prête à mettre pour une heure d’aide à domicile, quelqu’un doit bien la payer. Certaines structures, c’est très rare, la font payer aux bénéficiaires quand elles le peuvent. Mais le plus souvent, ce sont les salariées qui paient. Alors que pour les payer décemment, il manque précisément 8 euros.
Y a-t-il eu des répercussions sur les salaires de l’augmentation du tarif socle de l’APA à 22 euros ?
SF - Des salaires qui ne changent pas malgré les aides
Il y en a eu dans le secteur associatif puisque les salariées ont la chance d’avoir des accords collectifs qui sont agréés par l’État, donc rendus obligatoires. Dans le secteur lucratif en revanche, on n'a observé aucune répercussion sur les salaires. Tandis que les entreprises ont augmenté leurs marges, les salariées n’ont pas vu la couleur d’un centime supplémentaire. Les entreprises n'avaient pas d'obligation de répercuter la hausse en partie sur les salaires, même pas de caractère incitatif. Ce n’est pas contractuel, l’État donne, mais ne demande aucun engagement en retour et je dresse le même constat pour toutes les aides publiques.
À ma connaissance, le conditionnement du versement d’argent public à un mieux-disant social n’existe pas dans les discussions entre les pouvoirs publics et les entreprises. Ce sont des cadeaux. Il suffit de repenser à la baisse de la TVA dans l’hôtellerie-restauration, Nicolas Sarkozy a donné 3 milliards d’euros par an et n’a demandé aucune contrepartie. Quand les employeurs du secteur faisaient du lobbying, ils annonçaient des portions plus grosses dans l’assiette, des augmentations de salaire et ça s’est révélé être en écran de fumée.
Pourquoi un tel écart entre le consensus sur la revalorisation et la réalité ?
FXD
Il y a au moins deux phénomènes. Le premier, c’est l’effet du nombre, l’aspect quantitatif. Très souvent, quand nous expliquons la situation des salariées -et nous en avons beaucoup parlé, ce n’est plus un secteur invisible - il y a consensus sur la nécessité d’agir pour revaloriser, tant c’est inadmissible.
Immédiatement après, on prend conscience de ce qu’elles sont 600 000 et qu’elles travaillent en moyenne mille heures par an. Cela fait 600 000 x 1000. Si l’on veut rajouter ne serait-ce qu’un euro par heure, on arrive vite à 6, 7 ou 8 milliards d’euros. Et là, il y a une forme de paralysie. Les volumes sont tels que ça engage des investissements budgétaires qui, certes, ont tout leur sens, mais qui font peur aux pouvoirs publics et les font rétropédaler très rapidement. Ils sont très fiers de projets de loi de finance à 250 millions, mais cela représente très peu par rapport à une population très nombreuse.
Le deuxième phénomène est plus profond. Il consiste à dire que bien qu’indispensables et irremplaçables, ces métiers restent des boulots de femme, déconsidérés. Certes, il existe un discours de façade et plus personne n’oserait s’exprimer ouvertement de la sorte. Mais le fond demeure, habillé différemment. On entend notamment des discours de type « il faut veiller à ce que ces emplois restent accessibles à toute personne qui entre sur le marché du travail ». Cela signifie que ces emplois s’apprennent vite, qu’on peut les exercer vite et c’est la raison pour laquelle il y a un refus assez catégorique de mettre une barrière à l’entrée, quelle qu’elle soit, qui marquerait l’importance des qualifications nécessaires, des enjeux qu’il y a derrière et donc la reconnaissance des salariées.
SF
Je pense que nous nous situons dans une période intéressante parce que beaucoup de choses du secteur dont on parle ont émergé. Il y a eu le film de François Ruffin, beaucoup de littérature dont le livre d’Ixchel Delaporte, l’auto-saisine du Cese, des commissions parlementaires qui examinent la question et qui, effectivement, arrivent vite devant le mur du financement.
Ce qui est très intéressant dans l’étude de l’Ires à laquelle vous participez, François-Xavier, c’est le chiffrage des besoins qui, en fin de compte, ne paraissent pas si chers. Je m’attendais à beaucoup plus que les projections que vous avez faites. Nous pouvons donc nous dire qu’après tout, l’argent existe. Mais malgré les prises de conscience, nous sommes à la peine pour mobiliser largement autour de ces métiers et pousser pour que les pouvoirs publics consentent à s’engager sur les financements nécessaires. Les salariées du secteur, quant à elles, ont bien du mal à se mobiliser et lutter.
N’est-ce pas parce qu’il s’agit, pour beaucoup, de femmes précaires, racisées, souvent mères isolées ?
FXD - Le particulier-employeur, un employeur très particulier
N’oublions pas qu’il existe des politiques plus ou moins délibérées de division de la main d’œuvre. Quatre statuts différents pour réaliser des activités comparables, quatre conventions collectives différentes, des modes d’organisation différents… L’organisation est très compliquée. D’autant que très rares sont les structures dans lesquelles un temps collectif minimal existe et permet des recoupements et des regroupements. Ces formes d’emplois sont quand même quasi anachroniques. Le particulier-employeur est très singulier et son existence même pose question dans les droits et les devoirs que doit avoir un employeur par rapport à ses salariées.
Donc au-delà des caractéristiques des salariées elles-mêmes qui ont peu de ressources initiales pour pouvoir s’organiser, rien n’est fait pour leur faciliter la tâche. J’ajoute qu’il y a aussi un découpage des responsabilités entre les départements qui financent, les employeurs qui assurent une partie de leurs responsabilités, mais pas toutes, et les ARS qui interviennent sur certains champs. En fait, il n’y a pas de fonction employeur et cela rend difficile les discussions avec quelqu’un qui n’est responsable que d’un petit bout du problème.
SF - Un travail nécessairement collectif
Une des difficultés que j’ai rencontrées personnellement, dans le cadre de mon activité syndicale de ces quinze dernières années, c’est qu’au début, les quatre fédérations de la CGT qui interviennent dans le secteur ne se parlaient pas. Il y avait le modèle idéal et puis le contre-modèle d’une certaine manière. Or défendre tout le monde, quel que soit le statut, signifie agir sur l’ensemble de la thématique. Et nous avons finalement réussi, ces derniers mois, à travailler ensemble. Et de mieux en mieux d’ailleurs. Je pense que c’est une solution d’avenir parce qu’aujourd’hui, une aide à domicile en difficulté ne sait pas à quelle porte taper. Et les UL, organisations de proximité, ne le savent souvent pas davantage. Nous devons arriver à faire bloc et casser les barrières qui séparent les fédérations et les salariées.
Au-delà de ça, le constat de difficulté est valable pour tous les secteurs. Nous ne mobilisons pas plus dans le public ou dans l’associatif que dans le lucratif. Il est vrai qu’il s’agit de femmes qui sont en situation de grande précarité et qui ne sont donc pas celles qui vont spontanément se regrouper pour lutter. Mais nous sommes dans une période où ça pourrait s’y prêter. Contre-exemple, ce qui s’est passé dans les Ehpad avec le scandale Orpea. Là aussi, ça a fait beaucoup de bruit. Mais, somme toute, on ne remet pas en cause le secteur lucratif. Tout juste quelques contrôles se profilent-ils pour aller vérifier que les personnes âgées ne sont pas trop maltraitées. Le modèle global perdure.
FXD - Grève impossible pour les métiers du lien
Sur la difficulté de mobilisation, nous pouvons peut-être ajouter que les aides à domicile sont confrontées à des personnes âgées, mais que ce n’est pas à elles qu’elles s’opposent. Elles viennent les aider. Il y a aussi une prise en compte de la situation du bénéficiaire, presque autant que sa propre situation en tant que salariée. Il existe de l’affect et de l’empathie qui compliquent la lutte. L’arme classique qu’est la grève n’est pas simple quand son travail, c’est de lever et de nourrir quelqu’un. On ne fait pas grève dans ces cas-là. C’est impossible.
SF - Renoncer à ses droits par empathie
Je confirme que souvent, il y a un renoncement aux droits parce qu’on a de l’empathie pour les enfants qu’on garde ou les personnes âgées dont on s’occupe. Un renoncement qui va jusqu’à refuser de réclamer le paiement d’heures supplémentaires, par exemple.
FXD - Qui doit payer quoi ?
Je prends l’exemple récent d’une association dans un département qui ne couvre pas totalement la hausse des salaires de l’avenant 43 (revalorisation de la grille). L’association a été contrainte de faire payer davantage les personnes bénéficiaires et a envoyé un courrier en ce sens. Les salariées l’ont appris et réagi en disant qu’il ne fallait surtout pas faire payer davantage les personnes dont elles s’occupaient. Or, c’était bien pour les payer plus. Cet exemple montre bien le mélange de plein d’éléments qui viennent encore compliquer la discussion ou les revendications : l’empathie pour les bénéficiaires et l’éclatement de la fonction employeur. On ne sait plus, au final, qui doit payer exactement quoi.
Qu’entendez-vous par le concept de « rapport salarial incomplet » dans l’aide à domicile ?
FXD - Des employeurs incomplets dans l'aide à domicile
Pour qu’il y ait un rapport salarial, il faut qu’il y ait un employeur. Dans l’aide à domicile et de manière assez générale, les employeurs eux-mêmes sont incomplets. L’employeur n’est pas celui qui finance le service et qui est dans une logique de prise en charge budgétaire. Il est également incomplet au sens où il n’assume pas son rôle de coordinateur et d’organisateur du temps collectif.
Les salariées sont ainsi dans une relation d’emploi qui est certes salariale, mais qui emprunte au moins un certain nombre de caractéristiques au travail indépendant. La perte d’un bénéficiaire n’est pas censé amputer le temps de travail, or dans l’aide à domicile, c’est le cas. Si un bénéficiaire décède, le temps de travail baisse. C’est variable selon les modalités d’emploi, mais le risque de la variation d’activité est supporté par la salariée.
De même, les temps de préparation, de construction de ce qu’est le travail, de coordination sont portés par la salariée. Idem pour les risques professionnels. C’est donc cette idée que dans le rapport salarial, une partie des devoirs de l’employeur sont abandonnés, pas effectués et incombent aux salariées.
SF - Des contrats précaires dans tous les cas
Je confirme. Prenons l’exemple d’une assmat qui est payée uniquement sur les heures d’accueil alors qu’en amont il y a de la préparation, il y a le volet administratif car c’est elle qui le gère, il y a le ménage. Elle devrait être payée au moins une heure de plus. Déjà si elles étaient payées au tarif horaire normal, ce ne serait pas si mal.
Et les parents-employeurs ont-ils seulement conscience d’être des employeurs ? La règle reste le CDI, sauf que dans les faits, il s’agit d’un CDD parce que par essence, de 0 à 3 ans, tout va bien, mais ensuite, l’enfant est scolarisé. Les parents peuvent déménager, confier l’enfant aux grands-parents. C’est la même chose dans la perte d’autonomie quand survient un décès. En définitive, il ne s’agit que de contrats précaires, même s’ils s’appellent CDI, et effectivement, toute la responsabilité repose uniquement sur les salariées.
FXD - Une relation de travail particulière pour les assmats
Dans le cas des assmats en effet, ça va encore plus loin parce que le lieu de travail est le domicile. Elles mobilisent les ressources familiales pour l’activité de travail et ce n’est pas rare que certains membres du foyer y participent, même de façon marginale. Donc il y a vraiment une relation de travail très particulière et très déconnectée par rapport à une relation salariale habituelle.
Quel est l’impact du contexte économique sur le pouvoir d’achat de ces salariées ?
SF - Un retard de dix ans sur le pouvoir d'achat pour les métiers du lien
C’est juste une catastrophe. Les aides à domicile en milieu rural ne peuvent pas travailler sans véhicule, donc la hausse de prix du carburant les impacte de plein fouet. On a déjà une part de salariées sous le seuil de pauvreté deux fois plus importante que dans tous les autres secteurs et je redoute que cette proportion n’augmente encore considérablement. Jusqu’où pouvons-nous aller comme ça ?
Les primes consenties ne sont pas la solution. Certes, on a demandé une prime covid pour les aides à domicile, mais un salaire décent est plus intéressant et c’est autour de ça qu’il faut désormais discuter. L’avenant 43, même s’il est insuffisant parce qu’il constitue un rattrapage important de dix ans de retard, est une réelle avancée. Au contraire des primes qui, quand elles sont versées, constituent un petit appel d’air ponctuel. Et puis, covid ou pas, les contraintes liées à ces métiers restent les mêmes, c’est donc la question du salaire qui est posée.
FXD - La solution réside dans la revalorisation salariale
Tout à fait d’accord, les primes sont toujours bonnes à prendre quand on est à ces niveaux-là de rémunération. Et il faut aussi accepter tout ce qui est récupérable dans les conditions du rapport de négociation actuel. Mais elles ne constituent en aucun cas une réponse acceptable. Ces salariées souffrent d’un manque de reconnaissance de la valeur de leur travail et on compense cette dévalorisation salariale par des primes, spécifiques ou d’activité. C’est un moindre mal, mais pas une solution. C’est même, au contraire, dire que leur travail ne vaut pas grand-chose, même si on a conscience de leur pauvreté. Or leur travail vaut vraiment quelque chose et plus que ce qu’on leur paie actuellement. La solution réside dans la revalorisation salariale, pas dans les primes.
Quant aux enjeux de pouvoir d’achat, il faut garder en tête que sur des salaires de ce niveau-là, la part de budget librement arbitrable, sur laquelle on peut jouer librement, est dérisoire, de l’ordre de 100 à 150 euros par mois, une fois payé l’ensemble de ce qui est obligatoire, logement, factures, essence. Ce qui reste est très faible, donc une perte de 15 ou 20 euros liée à l’augmentation du prix de l’essence peut paraître anodine pour certain·es, mais correspond à 10 ou 15 % de ce qu’est le revenu sur lequel ces salariées peuvent avoir une marge de manœuvre. C’est donc absolument considérable.
Quels seraient les scénarios permettant une revalorisation salariale ?
SF - Vers un financement public ?
Il n’y a en a qu’un selon moi, c’est le consentement à affecter l’argent qu’il faut à ces métiers indispensables, comme le disait François-Xavier tout à l’heure. De droite ou de gauche, les gouvernements successifs n’y ont pas consenti, même s’il y a eu des discussions plutôt intéressantes. Elles n’ont jamais été suivies d’actions en ce sens. Alors que, j’insiste, ça ne coûterait pas si cher lorsqu’on en ramène ce coût aux dépenses faites pendant la crise sanitaire. J’aimerais que cela génère un déclic dans la tête des gens.
Les besoins chiffrés dans l’étude de l’Ires sont évalués entre 2 % et 2,5 % de PIB. Ceci intervient juste après le « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron, donc l’argent existe et il est possible d’envisager un financement public, mais conditionné, car qui dit financement public dit contrôle public. Cela ne signifie pas qu’il ne peut y avoir plusieurs modèles qui cohabitent, le secteur associatif a tout son intérêt autant que des limites, pareil pour le service public. Est-ce qu’on conserve un secteur lucratif incapable de payer les salariées décemment et de les traiter correctement ? C’est toute la question du contrôle de la dépense publique qui est posée. Aujourd’hui, il n’y en a pas.
FXD - Distinguer services de conforts et services essentiels
Il y a deux types de questions. Comment la dépense publique sera utilisée et de ce fait, quels types de conditions de travail et de rémunération cela déclenchera ? En effet, si nous finançons des acteurs privés et qu’ils ne répercutent pas ces sommes, l’argent est perdu.
Deuxième question, quelle est l’utilité sociale de cette dépense publique ? Nous parlons de services qui, pour certains, ont une très grande utilité sociale, très marquée, très forte et totalement incontestable, la prise en charge de la petite enfance, du handicap ou de la perte d’autonomie : aucun problème pour affirmer qu’ils doivent relever d’un financement public car on choisit pas d’être dépendant ou de faire garder ses enfants pour pouvoir travailler. Le financement public est légitime.
En revanche, d’autres types d’activités, des services dits de confort, où actuellement nous avons des financements publics très importants de l’ordre de 3 à 4 milliards d’euros (Cesu, exonérations sociales et fiscales…) et pour lesquelles nous pouvons nous poser la question de leur utilité sociale, de ce que cela génère derrière et de à qui ça profite au final. Pour le moment, nous finançons des services plutôt de confort à des employeurs qui vont quand même embaucher dans des conditions d’emploi relativement dégradées. C’est un peu perdant-perdant pour les salariées et pour les pouvoirs publics.
Un financement justifié par la grande utilité sociale des métiers
Un financement public se justifie par ce que nous voulons financer. Si on choisit démocratiquement qu’une personne en perte d’autonomie peut rester chez elle avec une aide à domicile, ça justifie un financement public. Est-ce qu’un couple bi-actif de cadres, avec un revenu confortable, doit se voir rembourser la moitié de ses dépenses de ménage par l’État ? Objectivement, la question se pose. L’enveloppe est équivalente entre ce qui est nécessaire pour revaloriser l’aide à domicile et ce qui est attribué aux 20 % des ménages les plus riches pour leur permettre d’acheter des services de confort.
Je ne prône pas d’envisager une suppression immédiate, instantanée. Mais il y a probablement une décroissance progressive des exonérations d’impôts sur le revenu qui doit être envisagée. Encore une fois, soit c’est un service dont j’ai besoin et auquel cas je consens à payer le prix que cela représente, soit c’est un service que je n’achète que parce qu’il n’est pas cher et je ne l’achèterai plus. A priori, cela ne déstabilisera pas la situation globale.
J’ajouterai un dernier point, l’une des justifications principales de ces aides, c’était le chômage, le travail au noir, la nécessité de faire entrer ces emplois dans le travail formel et de lutter contre le chômage en exploitant un gisement d’emplois. Aujourd’hui, nous ne sommes pas du tout dans cette question-là. Nous sommes dans une situation où, pour les emplois les plus socialement utiles, on manque de bras et de personnes.
Aussi, consacrer 3,5 à 4 milliards d’euros pour permettre à des ménages relativement aisés d’acheter des services de confort alors même qu’à côté, des personnes en perte d’autonomie ne trouvent pas les personnes qui leur permettraient de vivre dignement chez elles, c’est clairement un problème de société.
Les services de confort représentent tout de même des emplois et des recettes sociales…
SF - Vers un service public de la petite enfance ?
Sur la correspondance entre ce qu’on donne aux 20 % de ménages les plus aisés et ce qu’il faudrait pour revaloriser et payer dignement les salariées, il est vrai que la question de l’emploi se pose. Ces ménages aisés emploient des gens qui travaillent et doivent être mieux rémunérés pour ça. Il ne s’agit pas de leur faire perdre leur emploi. Donc syndicalement, c’est un peu compliqué. Mais de moins en moins, car la CGT a évolué et a bien conscience que le 100 % service public ne sera pas possible.
Dans la petite enfance, nous parlons beaucoup en ce moment, notamment dans le comité de filière, d’un service public de la petite enfance. Nous ne remettons pas en question les différents modes de garde, mais nous voulons assurer aux parents un accès équivalent en coût d’un modèle économique à l’autre. La proportion d’enfants ne disposant d’aucun mode d’accueil est d’environ 40 % aujourd’hui, gardés par les grands-parents notamment. Donc, notre idée d’un service public a été rééquilibrée pour répondre au principe de réalité.
FXD
C’est vrai que sur la petite enfance, il est plus simple de trouver un compromis. Sur les services à domicile, c’est plus compliqué. Des sociétés comme O2 ou Shiva ne devraient pas être aussi développées dans une société un tant soit peu égalitaire. Et pour autant, leurs salariées existent, leurs emplois existent et elles y tiennent. Nous pourrions défendre l'idée qu’il y a des services comparables, assez proches en termes de compétences, de formation, d’organisation. Et eux ont du sens : les services d’aide et d’accompagnement des personnes fragiles. Le passage de l’un à l’autre ne semble pas aberrant. Même si ce n’est pas le même travail de s’occuper d’une personne âgée que de faire du ménage.
SF
Je vais me faire l’avocat du diable. Si on décidait de ne plus financer les services de confort, ça ferait des emplois en moins et donc des recettes sociales en moins. C’est l’argument de la Fepem, par exemple. Qu’en pensez-vous ?
FXD
Selon moi, il ne faut pas financer moins. Il faut financer différemment. Donc tout ce qui est perdu côté services de confort doit financer des services d’utilité sociale plus importante et ce ne sont pas les besoins qui manquent. On pourrait parler de transfert plus que de réduction. La branche du particulier-employeur serait en effet réduite. Mais ce à quoi elle contribue en terme de financement social est assez limité. Entre les exonérations et la défiscalisation, leur bilan net est quasi nul. L’objectif n’est pas de faire des économies budgétaires sur leur dos, mais de récupérer cet argent pour soutenir le développement d’autres services d’utilité sociale plus importante qui par ailleurs contribuent davantage à la protection sociale.
*François-Xavier Devetter est chercheur et professeur à l’Université de Lille. Il est notamment l’auteur (avec Julie Valentin) de Deux millions de travailleurs et des poussières (Les Petits Matins, 2021)
**Stéphane Fustec est conseiller de la fédération CGT Commerce et Services, responsable de la CGT du Service à la personne