Angeline Barth

De quels choix, la perte d’autonomie est-elle le nom ? Angeline Barth, membre de la Commission exécutive confédérale de la CGT et présidente de la commission des affaires sociales du Conseil économique, social et environnemental (CESE), brosse des constats et des pistes d’amélioration des conditions de travail et de prise en charge. Entretien réalisé par Chrystel Jaubert 

Que pensez-vous des mesures de la loi sur le bien vieillir ? 

Certaines sont des mesures de bon sens telles que celles sur l’adaptation des logements, la mobilité ou les déplacements par exemple. Le Sénat a partiellement détricoté le projet initial. Il convient désormais d’attendre de voir ce qui sortira de la commission mixte paritaire (Sénat-Assemblée nationale). Le principal problème pour l’heure, c’est que ces mesures ne sont assorties d’aucun financement. Pour faire face aux enjeux, les besoins à moyen terme sont évalués à 13 milliards d’euros. Ce projet de loi est au contraire à moyens constants. Cela ne correspond pas aux ambitions qu’un État et une société devraient avoir pour répondre aux besoins croissants des personnes âgées ou en perte d’autonomie. Et plus largement au secteur. 

Justement, de quoi notre société aurait-elle besoin pour bien vieillir ? 

Ce dont nous avons besoin, c’est d’une grande loi de programmation telle qu’annoncée plusieurs fois, mais jamais engagée. La nouvelle ministre a récemment fait une déclaration. Elle y dit qu’il n’y avait pas besoin de légiférer. Ainsi elle pense que tout peut passer par du règlementaire, c’est-à-dire des décrets, des circulaires d’application ou des arrêtés. En d’autres termes, cela signifie ne rien changer à l’existant.

Pourtant, en toute logique, une loi de programmation comporte des éléments budgétaires et des éléments de gouvernance, donc d’articulation entre l’État, les départements et les publics. Voilà pourquoi on aurait besoin d’une loi. Cette loi permettrait de définir les ambitions et les orientations pour cette population en perte d’autonomie qui ne cesse de croître. Or, cette loi sur le bien-vieillir consiste en une série de petites mesures qui, même si elles sont nécessaires, restent de petites mesures, qui plus est sans financement. Nous verrons si et comment elles seront appliquées. 

Les enjeux de la perte d'autonomie sont nombreux ©adobestock
D'autres orientations politiques sont possibles que celles que l'on nous proposent

Quels sont les blocages à la loi sur le bien-vieillir ?

Cette loi n'est pas suffisamment financée.

Bien que tout le monde s’accorde aujourd’hui sur le fait que les moyens sont insuffisants, qu’il faut transformer les choses, revoir la gouvernance et lancer une politique nationale, quand il s’agit des moyens à allouer, il n’y a plus personne. Il faut trouver des milliards supplémentaires. En effet, le nombre de personnes en perte d’autonomie est en train de croître. Et, il va continuer à croître de façon exponentielle ces prochaines années.

On préfère vieillir chez soi

En outre, le virage domiciliaire s’accélère. Il s'accélère entre autre à cause des scandales révélés dans les Ehpad. Il s'accélère aussi parce que le reste-à-charge est énorme. Les plus pauvres s’endettent et endettent leur famille, enfants et petits-enfants, pour séjourner en Ehpad et se faire, dans un certain nombre d’établissements, maltraiter. Les gens veulent donc rester chez eux le plus longtemps possible.  

Le secteur manque d'attractivité pour les professionnels

Tout ceci nécessite de recruter davantage de professionnel·les. Pour cela, il faudrait mieux les rémunérer, et réfléchir à la façon dont ces personnes travaillent et dans quelles conditions. Il faudrait sortir des temps contraints de l’aide à domicile pour envisager des temps plus longs, plus complets. Peut-être faut-il aussi donner un nouveau rôle aux aides à domicile en terme de prévention de la perte d’autonomie ? Ne sont-elles pas les plus enclines à détecter les premiers signes ? Cela nécessite de rémunérer aussi ce rôle et cette qualification. En fait, il faudrait retravailler le lien entre le social et le médico-social et réarticuler les interventions des professionnel·les. Autant d’éléments qui plaident en faveur d’une refonte de la gouvernance. 

Après les scandales Orpea et Korian, le modèle des Ehpad privés lucratifs est-il remis en question ?  

Sortir du secteur lucratif suppose un vrai courage politique

Il y a objectivement une prise de conscience de la population. Je ne suis cependant pas persuadée qu’au niveau des pouvoirs publics, il existe une réelle volonté de changement. Il y a une volonté d’accentuer les contrôles, de mieux les articuler, mais avec toujours les mêmes moyens.

Face à des entreprises qui savent utiliser tous les ressorts du capitalisme pour échapper aux contrôles ou aux contributions, on ne voit pas bien ce que cela peut produire. Si nous restions dans ce système, il faudrait a minima mettre à contribution les Ehpad privés lucratifs. Il faudra aussi taxer les dividendes de leurs actionnaires et revoir les financements publics.

Sortir du secteur lucratif suppose de repenser le modèle

L’enjeu est de sortir la perte d’autonomie du champ lucratif, il conviendrait même qu’à terme, la création d’un service public soit l’objectif. Nous ne pouvons pas mettre notre santé, nos corps, nos vies entre les mains d’actionnaires. Quand on sait que dans certains Ehpad, on supprime le yaourt quotidien pour faire des économies, qu’on ne change les gens qu’une fois par jour ou qu’on rationne à tous les niveaux possibles, la maltraitance est clairement institutionnalisée et contraint les travailleurs·euses à mal faire leur travail, contraint·es par l’organisation et le mode de financement, c’est-à-dire la rémunération d’actionnaires très éloigné·es des personnes hébergées en établissement. 

Entre manque de moyens et choix difficiles : le dilemme des collectivités face à la prise en charge de la perte d'autonomie et de la petite enfance

Le problème, c’est que la politique nationale délègue des responsabilités liées à la prise en charge de la perte d’autonomie à des collectivités territoriales qui n'en ont plus les moyens financiers. Elles ne peuvent pas faire face à leurs compétences. L'état ne leur donne en effet pas les moyens. En plus, les dotations publiques sont en baisse. Les collectivités ont donc à choisir. Quand un grand groupe ou un fonds de pension arrive en disant qu’il prend en charge le bâti, que la collectivité n’a rien à payer et qu’elle peut ainsi répondre aux besoins et aux exigences liées à la perte d’autonomie sur son territoire, c’est assez vite tranché. Même chose pour la petite enfance. Mille premiers jours et mille derniers jours, la problématique est la même. Le privé lucratif s’impose facilement comme une solution.  

Y a-t-il des territoires plus vertueux en la matière ? 

Tout d’abord, il faut noter une certaine inéquité territoriale. Dans certains départements, on contraint les familles des personnes hébergées en Ehpad à assumer le coût de cet hébergement. Tout dépend des départements et de leurs choix politiques. Les personnes les plus pauvres sont aussi celles qui perdent le plus tôt leur autonomie. Les plus riches seront en établissement plus tardivement et auront les moyens de se l’offrir sans mettre leur famille à contribution. L’inégalité sociale est assez criante. Peut-être pourrions-nous réfléchir à taxer les successions ou les patrimoines les plus élevés pour trouver des financements ? Il existe plein d’autres propositions ou pistes à explorer.  

À ce propos, d’autres manières de fonctionner sont intéressantes, dont le Village Alzheimer à Dax ou certains Ehpad associatifs reposant sur des principes d’ « humanitude » c’est-à-dire qui donne de la dignité et de la verticalité aux habitant·es, ainsi que du sens au travail des professionnel·les intervenant dans ces établissements. Ce sont des grands principes qui ont été réfléchis, construits avec les équipes sur du très long terme en abordant les méthodes de travail, la façon dont on accueille… Quand les gens se sentent mieux, ils prennent moins de médicaments, sont plus heureux. Les bienfaits concernent les personnes accueillies autant que les personnels. Il y a là matière à réfléchir. 

Il y a une vraie connexion entre le soin porté aux personnes en perte d'autonomie et la valorisation des salariés.

Le CESE a rendu un avis sur la prévention de la perte d’autonomie liée au vieillissement. Que contient-il ? 

Nous avons avancé sur deux axes : la prévention et le financement de la perte d’autonomie. Sur la prévention, nous avons notamment pointé le coût de l’inaction publique. En effet, en différant la perte d’autonomie, la prévention permet de faire des économies. La cour des comptes pointe le fait qu’un plan anti-chutes fait économiser un milliard à l’Assurance maladie. Ce n’est pas rien et c’est seulement un plan anti-chutes. L’avis revient sur des outils expérimentés en territoires, notamment des outils numériques décelant les premiers signes de la perte d’autonomie. Nous insistons sur le fait qu’il faut cesser de fonctionner en silo sur ces questions-là et améliorer la circulation de l’information et la coordination entre tous les acteurs, institutionnels et professionnels, pour améliorer la prévention et détecter les signes avant-coureurs.  

Sur le volet financement, nous avons travaillé avec une quinzaine de citoyen·nes tiré·es au sort parce que nous sommes tou·tes concerné·es. Pour aborder justement ces questions de financement, nous avons besoin de confronter les points de vue. Puisque le projet de loi de programmation sur le bien-vieillir se profilait, les citoyen·nes étaient content·es d’y apporter quelque chose et de voir leurs contributions traduites en mesures. Beaucoup de choses intéressantes sont produites au Cese, en saisines ou auto-saisines. Ce que le gouvernement fait de ce travail est un peu à l’image des concertations, grands débats et autres conventions citoyennes. Pas grand-chose. 

D’un point de vue plus personnel, comment jugez-vous la situation faite aux salarié·es du secteur ?  

Ce secteur repose essentiellement sur la main d’œuvre. Or il y a un problème de sens et d’attractivité de ces métiers alors qu’ils sont essentiels. On parle beaucoup de la nécessité de mieux former, certes, mais ce n’est pas la formation qui crée les vocations ou qui fait que les personnes restent en emploi. Il y a d’abord une véritable nécessité de reconnaissance par les salaires de ces métiers féminisés qui, par ailleurs, offrent très peu de possibilités d’évolution de carrière et de mobilité professionnelle. Peut-être faut-il aussi réfléchir à des dispositifs de branche en la matière. Il y urgence à reconnaître ces métiers, leur utilité et leur engagement, à améliorer les conditions de travail, dégager du temps pour les interventions, équiper les logements pour mieux accompagner des personnes qui peuvent ainsi mieux vivre. Tout ceci est extrêmement lié. Mieux vivre pour les personnes et mieux vivre pour les personnels.

Cet interview est à paraitre dans notre journal sap infos à paraitre en mars et distribué chez nos syndiqués. Si vous souhaitez le recevoir, voici le lien d'adhésion au syndicat

Vous lirez sur notre blog de nombreux articles concernant la valorisation des métiers du lien, en passant par la revalorisation de leurs salaires ou bien la volonté d'un service publique de la petite enfance ou du secteur de la perte d'autonomie. Autant de revendications que la CGT portent haut et fort. Retrouvez cependant un article datant de novembre dernier qui se référait à une étude sur les métiers du lien

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