Les impacts économiques et les conséquences sociales de la crise sanitaire sont d’une grande violence. Elles font de nombreuses victimes. Secrétaire général de la CGT Spectacle et responsable confédéral CGT emploi/chômage, Denis Gravouil revient sur les choix politiques du gouvernement. Il brosse également d’autres pistes pour endiguer la précarité et la pauvreté. 

Propos recueillis par Chrystel Jaubert

Dans les grandes lignes, quels sont les impacts économiques et les conséquences sociales de la crise sanitaire ?

Les chiffres et statistiques dont nous disposons aujourd’hui décrivent un accroissement phénoménal des inégalités et de la pauvreté. Ce phénomène n'a jamais été observé avec une telle ampleur lors des crises précédentes.

1/ Impact sur le nombre de chercheurs d'emploi

Avant la crise sanitaire, il y avait déjà six millions de chômeurs inscrits à Pôle emploi. Sans compter 1,5 million de personnes environ qui ne s’y inscrivent pas, pensant n’avoir aucune chance de trouver du travail. Ces dernières sont souvent des femmes d’ailleurs qui, pourtant, aimeraient travailler.

Une forte proportion des actifs travaille dans des conditions dégradées et précaires @Adobestock

2/ Impact sur les conditions de travail des travailleurs

Sur une population active d’environ 40 millions de personnes, quasiment une personne sur cinq ne travaille pas. De l'autre côté du miroir, une forte proportion des actifs en emploi travaille dans des conditions dégradées et précaires.

L’âge moyen d’arrivée au CDI pour les jeunes est de 29 ans. En somme, avant la crise de la Covid, la situation était déjà inacceptable. La crise l’a exacerbée : les inégalités explosent et des centaines de milliers de travailleurs plongent dans la pauvreté.

3/ Impact sur le droit au chômage

C’est très prégnant dans le dossier de l’assurance-chômage. Même si la réforme est provisoirement suspendue, on a déjà 55 000 perdants. Selon les statistiques de l’institution même, depuis le 1er novembre 2019, ces derniers auraient eu des droits ouverts selon les anciennes règles. Mais ils n’en ont plus. Les mesures de suspension des radiations ou des sanctions pendant le premier confinement, ainsi que la toute petite prolongation avant les fins de droit, sont totalement insuffisantes pour protéger les gens qui avaient réussi à obtenir l’ouverture de leurs droits. Sans oublier tout ceux qui n’en ont pas. C’est inacceptable.

Les gouvernements successifs ont fait des choix qui ont poussé des millions de personnes dans la précarité. Et ça s’accélère avec la conjonction de la crise sanitaire et des réformes engagées.

Sur la réforme de l’assurance chômage, le conseil d’Etat a retenu l’argument de la CGT sur le changement du mode de calcul. Qu’est-ce que ça change ?

Certes en décembre, le conseil d’État a pris une décision intéressante. Il a censuré le changement du mode de calcul du salaire journalier de référence (SJR). Celui-ci n'est donc plus tel que la réforme le prévoyait. Vous pouvez parcourir notre article sur le sujet pour en savoir plus.

Le conseil d’État a en effet considéré que la mesure était disproportionnée. On ne pouvait de fait pas diviser par quatre, ni même par deux, le montant des allocations chômage. Mais attention, sur le fond, le conseil d’État n’interdit pas au gouvernement de changer les paramètres de calcul. Nous devions rencontrer le gouvernement en début d’année. Mais la ministre du Travail, Elizabeth Borne, vient de nous dire que cette rencontre se tiendrait plutôt durant la deuxième quinzaine de janvier.

Je vois deux raisons à ce report. D’une part, ils ne savent pas comment procéder pour arriver à leurs fins. D’autre part, le niveau de l’épidémie et la possible troisième vague vont encore aggraver la crise économique. Je rappelle que la ministre a réaffirmé qu’il n’était pas question d’abandonner la réforme de l’assurance chômage et que le droit au chômage allait être révisé. Ainsi, par exemple, un décret a d’ores et déjà entériné l’abandon du bonus-malus pour les contrats courts et précaires. Ce qui s'est fait sous la pression du patronat. On en est là.

Les secteurs d’activités, diversement impactés, ont aussi été diversement soutenus. Que penser de la gestion de cette crise par le gouvernement ?

On a vécu des crises dans la sidérurgie ou dans d’autres secteurs industriels, l’éclatement de la bulle internet… où l’effet était général.

Là, il s’agit d’une crise particulièrement atypique.

1/ Une crise d'abord économique résultant de choix politiques antérieurs

D’abord économique, elle est, rappelons-le, l’une des conséquences de la crise écologique mondiale. Mais elle est également la conséquence de choix politiques ayant décidé de ne pas soutenir l’hôpital public et de laisser se dégrader la situation du système de santé.

Il n’y a pas eu d’autre choix que de fermer les endroits accueillant du public pour tenter de maîtriser la propagation du virus. Le spectacle, le tourisme, les hôtels-cafés-restaurants… sont désormais des secteurs sinistrés. 

2/ Une politique gouvernementale qui accroit les inégalités

Si la fermeture était légitime en terme sanitaire, alors il fallait des mesures politiques et financières qui viennent en compensation. Les chômeurs ou les extras hôteliers n’ont absolument rien eu. Même pas la prolongation des droits comme les intermittents, c’est un pur scandale.

Pour les intermittents, s’il n’y avait pas eu cette prolongation – déjà insuffisante car beaucoup en ont été exclus - la moitié d’entre eux aurait été en fin de droits entre mars et la fin de l’année, selon les statistiques de l’Unedic. 47 % se seraient retrouvés sans aucun revenu. C’est tout aussi scandaleux quand ce sont des extras hôteliers, des saisonniers ou des intérimaires.

On voit bien que les précaires subissent une sorte de triple peine : la précarité avec une difficulté à se loger, obtenir des crédits, vivre dignement. Ce sont ceux dont les postes sautent en premier avant les plans de licenciements. Et en plus, on leur coupe leurs droits en continuant à prétendre que leur couper les vivres est de nature à les aider à retrouver du travail. Alors que ce travail n’existe pas et qu’il est détruit partout.

Pourtant, le 12 novembre dernier, lors d’une réunion avec Elizabeth Borne, celle-ci affirme que la philosophie de la réforme de l’assurance-chômage est la bonne. 

3/ Une politique à la solde des patrons

En fait, plus que tel ou tel secteur, le gouvernement soutient les patrons -- et même les grands patrons. L'objectif ? préserver les grands groupes d’industries, aéronautiques, automobiles ou autres.

Il n’impose aucune limite au versement des dividendes dans le commerce, chez Auchan, Leclerc ou autre. Alors qu’ils profitent de l’activité partielle. Ils mettent par exemple au chômage une partie de leurs salariés qui sont déjà maltraités en termes de salaires et de conditions de travail. Dans le secteur de la Culture, Roselyne Bachelot a fait quasiment la même chose. Avant de recevoir qui que ce soit d’autre, elle a rencontré deux fois les patrons des grosses maisons de disques, les majors, et des gros festivals privés de musique. Avant les directions des théâtres publics et évidemment, avant les syndicats. Dans tous les secteurs, on a privilégié le privé, reçu avant les autres. Pour les salariés, on verra plus tard !

Certes, on a pris des mesures. Mais la variable d’ajustement, ce sont tous les travailleurs précaires quels que soient les secteurs. Emmanuel Macron avait asséné que quoi qu’il en coûte, personne n’y perdrait. Mais en réalité, quoi qu’il en coûte, aucun grand patron n’y perd. 

Pourquoi cette crise est-elle si violente ? Qu’est-ce que ça dit de notre modèle économique et de notre société ?

Selon moi, cela montre que ce modèle est consacré à accroître le pouvoir politique et économique d’une classe. Classe qui se prétend être une élite, dont les revenus explosent.

Avant la crise, des études montraient déjà l’accaparement des richesses par un faible pourcentage de la population. C'est vrai aussi bien en France qu’à l’échelle mondiale. Dans le même temps, on passe la barre des dix millions de pauvres dans le pays.

C’est bien une lutte des classes.

Durant la crise, le gouvernement aurait dû être en mesure d’assurer la protection sociale et les services publics. Ce sont les seuls moyens de préserver le plus grand nombre de personnes.

On nous a seriné durant des années qu’il n’était pas possible, au nom de la rigueur budgétaire et du risque de faillite, de dépenser de l’argent magique. Subitement, en deux ou trois mois, cet argent apparaît miraculeusement. Alors même qu’il n’était pas disponible pour l’hôpital, la culture, la protection sociale, l’éducation et tous les services publics.

Tout à coup, c’est formidable, on a trouvé des milliards. 

Un cas d'école : le double discours du Medef

Un exemple. Je siège à l’assurance-chômage où le patronat, le Medef, nous hurlait dessus dès qu’il y avait un déficit de quelques milliards par an. On le qualifiait d’insupportable et risquant de mettre en danger l’institution.

Là brusquement, le Medef s’est mis à demander à l’Unedic d’émettre des obligations. Elles s’arrachent comme des petits pains et font au passage que la dette de l’assurance-chômage est très rentable pour des investisseurs privés. Tout ça parce qu’elle est garantie par l’État.

Depuis le printemps, l’Unedic, qui finance un tiers de l’activité partielle, est devenue un robinet grand ouvert. Elle a sorti cinq milliards par mois. Avec la crise de la Covid, le déficit cumulé de l’assurance-chômage s’est accru de 14 milliards. Et là, aucun problème.

Quand on expose tout ça aux représentants du Medef, ils estiment que c’est nécessaire pour répondre à la crise. C’est vrai qu’il fallait financer l’activité partielle pour éviter les destructions d’emplois. Mais ce double discours s’est révélé au grand jour. L’argent de l’État, de l’Unedic, doit selon eux servir aux intérêts des patrons d’abord. Et puis tant pis pour les chômeurs.

Alors qu’en 2008-2009, la France s’en est mieux sortie que d’autres pays grâce justement à son modèle social, aujourd’hui la pauvreté et les inégalités s’accroissent terriblement. N’y a-t-il plus de filet de sécurité ?

Certes après 2008, il y a eu une meilleure résistance à la crise grâce à notre modèle social, amoindri ailleurs. Aujourd’hui, non seulement on ressent les effets de l’augmentation de la précarité ces dernières années, mais on se situe désormais à mi-chemin de deux conceptions.

Le néo-libéralisme façon Macron n’entend pas détruire totalement toute protection sociale. Il lui faut éviter les jacqueries dans une certaine mesure. Notamment pour que ce soit relativement stable et que le business continue. Il souhaite donc maintenir un filet de sécurité.

Ne pas confondre le revenu universel d'activité avec le revenu de base

La philosophie de la réforme de l’assurance-chômage, avant même la crise, c’était justement de réduire la protection sociale à un filet de sécurité. L'objectif était ainsi de la ramener progressivement à une aide sociale qu’ils veulent appeler un revenu universel d’activité.

Rien à voir avec le revenu de base qu’imaginent certains. Ou même avec ce qu’on revendique à la CGT avec le nouveau statut du travail salarié (NSTS) qui est une forme de salaire à vie.

La réforme des retraites participait de la même philosophie : ramener un tiers des retraités à un minimum de 1 000 euros. C’est à ça qu’ils veulent aboutir. Une baisse pour tout le monde, mais avec un plancher de survie et tant pis s’il comprend quelques trous. 

Une protection sociale demeure en France. Ils ne peuvent tout de même pas totalement la détruire d’un seul coup, y compris au nom d’intérêts économiques. Car, bien évidemment, si tout le monde s’appauvrit, la consommation chute.

Restaurer la protection sociale pour tou.te.s, voilà notre solution

Notre horizon à nous, c’est de restaurer une protection sociale qui bouche tous les trous dans la raquette. Il ne faut plus de chômeurs non indemnisés ! Il faut même supprimer le chômage avec maintien du salaire, y compris en cas de changement d’emploi, en déconnectant le revenu de l’emploi. Dès lors qu’on a droit au travail, on a droit à un revenu de remplacement. Et ce même si on n’est pas au travail à un moment T.

On est bien sur deux conceptions diamétralement opposées. D'un côté la sécurité sociale intégrale, de l'autre le filet de sécurité minimal avec des trous.

Qu’est-ce que la CGT porte pour sortir de cette crise ? 

1/ La sécurité sociale professionnelle

Comme je viens de l’exposer, la CGT revendique la sécurité sociale professionnelle. On a expliqué à un conseiller de la ministre du Travail le principe du NSTS. Selon ce principe, dès qu’on a travaillé un certain temps, qu’on a donc eu un ticket d’entrée dans le monde du travail, on a le droit au travail et à la protection sociale. Sa mâchoire s’est décrochée, c’était proprement hallucinant ! Il n’arrivait même pas à concevoir ce principe dans un débat d’idées. Alors que c'est pourtant un principe fondateur de la Sécurité sociale. 

2/ L'annulation des réformes des retraites et de l'assurance-chômage, une ouverture de droits au bout de deux mois de travail

Au préalable, la CGT a demandé, sur le principe et comme étape intermédiaire, l’annulation de la réforme des retraites, de celle de l’assurance-chômage et une ouverture de droits dès deux mois de travail. On avait déjà fait chiffrer cette proposition en 2017. Cela ouvrirait des droits à 875 000 personnes, dont 60 % de jeunes de moins de 26 ans. Ce n’est pas rien car, rappelons-le, les premières victimes de cette crise sont les jeunes. Quel que soit le niveau de diplôme, c’est une génération sacrifiée.

Avant la crise, parmi ceux qui subissaient la précarité, mais qui travaillaient, le taux de chômage s’élevait à 25 %. Soit quasiment le double du reste de la population. Avec la crise, avoir entre 20 et 25 ans aujourd’hui, est extrêmement difficile. Je trouve inacceptable qu’on sacrifie une génération comme ça dans l’accès à l’emploi. Mais aussi dans la conduite des études avec les réformes engagées du bac et de l’université. C’est vraiment sacrifier la jeunesse !

Comment peut-on encore peser dans la période ?

Il faut continuer à se battre parce que le syndicalisme fait alterner batailles perdues et luttes gagnantes. Mais si nous n’existions pas, ces combats seraient encore plus vite perdus. Nous avons des combats gagnés, souvent dans les champs professionnels et beaucoup moins souvent dans le champ interprofessionnel.

On mesure mal le fait que ces luttes ont empêché de nombreuses digues de sauter, notamment sur la protection sociale. Le gouvernement ne peut pas aller aussi loin qu’il le voudrait sur différents points.

La vraie question, c’est de gagner la bataille de l’opinion. Pour cela, on doit faire mieux dans la défense de tous ceux qu’on prétend représenter.

A mon sens, la CGT a du mal à représenter les travailleurs les plus précaires. Ce qui est logique parce que les syndicats sont organisés à partir du droit syndical dans les plus grosses entreprises, dans la fonction publique et autour des salariés permanents le plus souvent.

C’est parfaitement légitime, je ne le remets pas en cause. Mais du coup, on a du mal à organiser les gens qui travaillent chez les sous-traitants, les précaires de toutes formes. Et on a manqué de nez sur la crise des gilets jaunes que l’on n’a pas vue venir.  

Certes, ce mouvement coalisait des gens divers, qui n’étaient pas organisés, sans culture politique ou syndicale. Certains d’entre eux cédaient ainsi aux sirènes d’extrême-droite. Mais la plupart exprimait le fait qu’ils étaient déclassés, défavorisés, dans la survie. Il y a eu un problème de réceptacle syndical et politique pour une frange de la population très précaire.

Pourtant, on s’occupe de ces sujets et il y a des batailles absolument magnifiques. Telles que celle sur les travailleurs sans-papiers par exemple, véritable lumpen prolétariat. Ce sont les plus exploités, en situation de grande faiblesse. Notamment avec le chantage au titre de séjour conjoint au chantage au contrat de travail. 

Pour dire les choses clairement, c’est sûr qu’il ne faut pas qu’on soit un syndicat de classe moyenne parce qu’en face, les moyens sont considérables, qu’ils maîtrisent les grands vecteurs d’expression, qu’ils ont des lobbies extrêmement puissants pour faire avancer leurs idées. À chaque réforme de l’Unedic ou négociation, le patronat sort des publications qu’il commande, qui valident son courant de pensée, tandis que nous, on a des armes beaucoup plus légères.

C’est pour ça qu’on travaille avec des chercheurs à sortir d’autres études (Mathieu Grégoire et Claire Vivès) qui font du bruit dans le monde de la recherche parce qu’elles montrent clairement la dégradation des droits depuis 1979 pour les travailleurs précaires. C’est évidemment ce genre de démarche qu’il nous faut développer. 

Comment comprenez-vous la loi de sécurité globale ?

On attaque le principe même de la liberté de manifester depuis déjà quelques années. On a un problème de décision de ce qu’est la police républicaine.

Je n’en veux pas spécialement aux policiers eux-mêmes, bien que j’aimerais en voir un peu plus se poser des questions de conscience personnelle à taper sur des jeunes, sur des manifestants ou des journalistes qui font leur travail. Mais le plus grave, ce sont surtout les décisions politiques extrêmement graves qui ont encouragé les plus fachos à faire ce qu’ils veulent. Ils sont dans l’impunité totale.

Soi-disant pour protéger les policiers, on n’aurait pas le droit de les filmer ni de diffuser les images. C’est une atteinte à des droits fondamentaux que sont la liberté d’informer, la liberté d’expression et la liberté de manifester. Ces droits constitutionnels sont attaqués fondamentalement.

Cela signifie qu’on n’aurait pas le droit de montrer toutes les images de violences policières. C’est pourtant le contrepoint à la démocratie, le contre-pouvoir du journaliste ou du citoyen qui est essentiel.

Le gouvernement a plus que franchi le trait en terme d’atteinte à la démocratie. Il faut absolument empêcher cette loi d’être mise en œuvre et… continuer à filmer les opérations dites de maintien de l’ordre.

Retrouvez notre dossier sur la Loi de sécurité globale.

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