Le service à la personne : au coeur de la condition féminine
Très impliquée auprès des salariées des métiers du soin et du domicile (service à la personne), engagée dans de nombreux combats féministes, Laurence Rossignol* revient sur la nécessaire reconnaissance des premières lignes et sur ce que ces métiers disent de la condition féminine.
Entretien réalisé par Chrystel Jaubert
Qu’est-ce qui motive votre implication auprès des salariées des services à la personne, du soin et du domicile ?
Sur les services à la personne, j’ai perdu un peu d’expertise. D’abord parce que je ne suis pas allée au bout de mon mandat ministériel. Ensuite parce que c’est très technique et que je n’ai pas actualisé mes compétences.
Cependant, j’ai mes points de vue féministes de base. Ce qui motive mon implication auprès de ces salariées, c’est peut-être ma clé d’entrée féministe. Il s’agit de métiers très majoritairement féminins, qui sont venus prendre une place déterminante dans nos vies avec l’entrée massive des femmes sur le marché du travail sous la forme d’un travail salarié. Elles travaillaient déjà, mais le travail salarié n’avait pas la même place. Et il n’appelait pas à un dispositif de substitution des tâches intrafamiliales.
Historiquement, les femmes ont toujours eu ce qu’on appelle en économie la charge des « improductifs », la charge des enfants, des malades et des personnes âgées. Tout ceux qu’on appelle aujourd’hui les non-autonomes relevant du soin ou « care ». Et donc, avec les métiers de services à la personne, que ce soit la petite enfance, les personnes âgées ou les métiers de l’hôpital, on est vraiment au cœur de la question de la condition des femmes. Pour celles qui y recourent comme pour celles dont c’est le métier.
Comment expliquez-vous le manque de reconnaissance dont sont victimes ces salariées ?
C’est à mon sens emblématique du rapport de nos sociétés avec le travail des femmes dans ces domaines. Celles-ci sont considérées comme étant, a priori, bénévoles. Comme les femmes l’ont fait pendant des générations de manière bénévole, quand d’autres femmes sont venues les suppléer, on a considéré qu’elles avaient une sorte d’inclinaison naturelle à prendre en charge ces tâches-là sous une forme quasi-bénévole.
Ce qui justifie à mon sens deux choses. Un désintérêt pour la professionnalisation de ces métiers, d'une part, et une indifférence à leur niveau de rémunération, d'autre part. On trouve normal que ce soit des femmes qui fassent ces métiers. Et naturel et normal qu’elles soient moins rémunérées que d’autres métiers salariés.
Et j’ajoute à cela un troisième critère. Pour beaucoup de ces métiers d’aide à la personne ou à la famille, c’est une activité faite à domicile pour les assmats. Et pour les autres, c'est une activité faite au domicile des personnes âgées ou en perte d’autonomie. Donc d’un certain point de vue, ce sont des activités dans lesquelles la question de la sphère privée, non socialisée, demeure un élément fondamental.
N’est-ce pas justement là le problème ?
J’ai un rapport sociologique au travail. Selon moi, le travail émancipe les femmes. Il est une condition d’autonomie des femmes, pas simplement parce qu’il leur procure une rémunération et une indépendance économique. Mais aussi parce qu’il procure une socialisation et la participation à un groupe et à une conscience collective. Celle que partagent des salarié·e·s qui font le même travail au même endroit. Ce qui fait la spécificité de ces métiers et qui fait que j’ai beaucoup d’intérêt et d’empathie pour leurs salariées.
C’est pour ça par exemple que j’ai beaucoup soutenu les Mam. Ce qui m’a valu de la part des professionnel·le·s de la petite enfance un certain nombre de critiques. On m’a accusée et fait remarquer qu’en soutenant les Mam, je soutenais la création de crèches à moindre norme, d’encadrement ou d’exigence de diplôme. Ou encore que je pratiquais l’ubérisation des crèches collectives.
Or ce qui m’avait le plus marqué la première fois que j’ai rencontré des assmats regroupées en Mam, c’est quand l’une d’entre elles m’a raconté qu’auparavant, elle travaillait chez elle et que personne ne considérait son travail comme tel dans son foyer, mais que depuis qu’elle exerçait à l’extérieur, son mari et ses enfants respectaient désormais son travail. Le fait de partir le matin et rentrer le soir changeait le rapport de sa famille à son activité professionnelle.
Comment ces métiers féminins peuvent-ils être revalorisés et mieux reconnus compte-tenu des stéréotypes qu’ils véhiculent ?
Valoriser les métiers sans les délaisser
Il est fréquent d’entendre que les femmes ont tort de rester et de se projeter dans des métiers du soin dévalorisés. Pour ma part, je trouve qu’elles ont le droit de les aimer. Ce n’est pas une concession faite à la différence sexuée des métiers et aux inégalités qu’elle provoque que de dire qu’elles ont le droit d’aimer les métiers du soin. Ces métiers ont été dévalorisés parce qu’ils étaient issus d’un travail bénévole et qu’ils sont essentiellement féminins. Pour moi, revaloriser ces métiers ne signifie pas forcément dire aux femmes qu’en faisant ces métiers-là, elles restent dans des stéréotypes professionnels qui sont défavorables à l’égalité. Mais c’est valoriser les métiers qu’elles ont choisis.
Je pense qu’il faut respecter et encourager ce choix. Mais pour ce faire, il faut avoir une ambition très exigeante sur trois critères : la rémunération et les accessoires de la rémunération que sont les droits sociaux, la professionnalisation et donc la formation, la reconnaissance dans la pluridisciplinarité des autres professions qui interviennent également dans le même champ.
L'exemple de l'assistant.e familial.e
Pour illustrer mon propos, je vais sortir du secteur et prendre l’exemple du métier d’assistant·e familial·e qui, pour moi, est très emblématique de ce que je viens de dire sur la reconnaissance par d’autres. Les assistant·e·s familiaux·ales accueillent des enfants placés par l’ASE, qui font l’objet à la fois de cet accueil familial, mais aussi d’un suivi par des éducateurs, des psychothérapeutes, du juge pour enfants…. Sept professions se déploient autour des enfants pris en charge par l’ASE. La manière dont les assistant·e·s familiaux·ales sont intégré·e·s dans la pluridisciplinarité, la reconnaissance de leur rôle dans le suivi, le soutien, l’éducation apportés à ces enfants est pour moi une question essentielle. Et clairement, la loi le dit explicitement, ces personnes doivent être intégrées dans les équipes éducatives.
Pour autant, la loi n’est ni appliquée, ni respectée partout de la même façon. L’imposer aux autres disciplines qui interviennent dans le champ médico-social et socio-éducatif de ces métiers, c’est aussi contribuer à leur reconnaissance et leur professionnalisation.
Au début de la crise sanitaire, vous redoutiez que les femmes ne soient les premières victimes du confinement…
Avec mon association, l’Assemblée des femmes, on a sorti notre premier communiqué 48 heures après l’annonce du premier confinement, pour dire qu’attention, cette affaire de confinement allait exiger beaucoup de vigilance, en premier lieu sur les violences intrafamiliales.
Honnêtement, sur ce point, le gouvernement a fait le job et j’ai pu le constater dans mon département. Nous attirions également l’attention sur les métiers de première ligne, puisqu’effectivement, il n’y avait pas de télétravail pour toute une série de métiers féminins et que les métiers du soin étaient très sollicités pendant le confinement. Notamment à cause de la crise sanitaire et de l’activité des hôpitaux qui avait considérablement augmenté. Un médecin m’avait d’ailleurs raconté qu’en réanimation, c’était principalement des hommes gros retournés plusieurs fois par jour par des femmes toutes menues ! J’avais trouvé l’image intéressante et montrant bien que des femmes étaient en première ligne sur ces métiers du soin.
Certes, on a donné l’impression de s’intéresser aux premières de cordée. Mais les métiers féminins étant les moins bien payés, plus les métiers étaient utiles pendant la crise sanitaire, moins ils étaient payés. On a constaté un décrochage absolu entre l’utilité sociale d’un métier et la rémunération de ce métier. Pendant la crise sanitaire, des métiers très bien payés ne servaient à rien. La prise de conscience, mais surtout les décisions sur les rémunérations dans ces branches, ont été tardives et insuffisantes à la fois en termes de champ d’application - on a encore des oubliées du Ségur - que de montant.
Comment expliquez-vous que la prise en charge de la petite enfance ou de la perte d’autonomie ne fasse pas l’objet de décisions fortes ?
Pendant le premier confinement, ça bouillonnait, on tenait beaucoup de réunions en visioconférence et on pensait le monde d’après. Aujourd’hui, le monde d’après est toujours le même, voire pire sur certains aspects. C’est un échec parce qu’il y a des questions qu’on ne pose pas, notamment les questions liées au financement. Tous ces métiers sont des activités non solvables, c’est-à-dire que ce ne sont pas les client·e·s qui vont payer. Donc il faut s’interroger sur le financement que nos sociétés consacrent à la dimension sociale de ces métiers. Des métiers qui n’ont pas été pris en compte par la Sécurité sociale de 45, qui ne sont pas pris en compte dans les services publics actuels et qui posent la question de deux services publics, celui de la petite enfance et celui des personnes âgées.
Dès lors que nous passons à un service public, nous définissons immédiatement la collectivité compétente. Elle peut être l’État, le département, la commune, ce n’est pas le sujet pour le moment. Ensuite, nous devons identifier quelles sont les structures associées au service public. C’est tout cela qu’il convient de poser sur la table. Comment répondons-nous à ces nouveaux besoins collectifs par la mise en place de deux véritables services publics ? Ce sont de gros chantiers, techniquement pas si simples. Mais il faut les ouvrir car notre société en a besoin.
Que représente le 8 mars à vos yeux ?
Je suis très attachée au 8 mars parce qu’au moins, une fois par an, on va observer et faire savoir la condition des femmes. En fait, comme le 25 novembre est devenu la journée des violences faites aux femmes et que depuis #MeToo, les sujets de violence sont quand même beaucoup plus présents quotidiennement qu’ils ne l’étaient auparavant, le 8 mars est celui de la question sociale. C’est le jour où l’on doit parler des inégalités professionnelles et des violences économiques. Dans les violences économiques, j’intègre tout ce qui concerne les pensions alimentaires, les inégalités de patrimoine, les inégalités salariales…
Le 8 mars, c’est la journée de la condition sociale des femmes.
* Laurence Rossignol est sénatrice PS de l’Oise, vice-présidente du Sénat, ex-secrétaire d’État chargée de la Famille et des Personnes âgées (2014), ex-ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes (2016)