À l’inverse du sens de l’histoire, le temps de travail constitue aujourd’hui une régression sociale. Comme l’explique Stéphane Fustec, conseiller de la fédération CGT Commerce et Services, les dérogations aux dispositions du code du Travail sont bien établies dans le secteur.

Propos recueillis par Chrystel Jaubert

Quel enjeu le temps de travail constitue-t-il ?

Le temps est la mère des batailles. Depuis la naissance du syndicalisme, ce sujet a donné lieu à tous les combats, les plus durs et les plus longs, des combats qui ne sont d’ailleurs jamais terminés. Nous pensions aller dans le sens de l’histoire avec une diminution historique du temps de travail jusqu’à François Mitterrand.

Après 1981, on a déchanté car les 35 heures ont constitué un terrain miné. Ensuite, à partir des années 2000, on a encore aggravé le trait en permettant des accords dérogatoires et une modulation du temps de travail. En fin de compte, toutes les règles collectives et protectrices ont explosé au profit d’accords d’entreprises, de conventions collectives dérogatoires et de dérogations inscrites dans le code du Travail. C’est donc une bataille qui ne s’arrête jamais.

La courbe du progrès monte et puis descend. Nous travaillons davantage et la productivité qui a suivi, voire devancé, la diminution du temps de travail est exponentielle. L’inquiétude que nous avons aujourd’hui, c’est que régresser en la matière signifie travailler plus dans des conditions forcément plus difficiles puisqu’on conserve le même niveau de productivité.

Comment interviennent les dérogations ?

Elles se font de plusieurs façons. Historiquement, il existe des dérogations dans certains corps de métiers, que ce soit sur le temps de travail ou sur le repos dominical, ce qui se justifie car il faut notamment garantir la continuité du service public. Par exemple, dans l’aide à domicile, les salarié·e·s ne peuvent pas s’arrêter à des journées de huit heures et ne pas travailler les week-ends. Des dérogations ont donc toujours existé, mais elles étaient strictement encadrées. Il fallait faire des demandes à l’Inspection du travail qui vérifiait si les conditions nécessitaient bien une dérogation. Certes, un certain nombre d’entreprises ont triché : c’est ce qui s’est produit avec les ouvertures dominicales où la fraude a été tellement répétée qu’à force, le législateur a été dans ce sens et autorisé ces ouvertures dominicales.

Peu à peu, nous avons régressé dans une matière où l’on ne pouvait que progresser puisque c’est une revendication portée par plusieurs organisations syndicales et beaucoup de mouvements politiques. C’est aussi la tendance au niveau européen et mondial. Il est incroyable de constater que ça progresse au niveau mondial, même si bien des pays sont loin de nous en la matière, mais que chez nous, la courbe s’inverse. C’est très inquiétant.

Quelles sont les dérogations dans l’emploi à domicile ?

Le premier secteur extrêmement dérogatoire est celui des assmats avec un temps de travail hebdomadaire de 45 heures (durée légale conventionnelle), soit dix heures de plus que les salarié·e·s lambda. C’est une hérésie taillée sur-mesure pour correspondre aux besoins des parents, puisque ceux-ci ont des temps de transport en plus de leurs 35 heures de travail hebdomadaires. Très régulièrement, des assmats travaillent 50 ou 60 heures par semaine et c’est possible parce que le code de l’Action sociale dont elles relèvent limite leur droit d’accès au code du Travail. Il ne les inclut pas dans les dispositions relatives au temps de travail. Les textes stipulent qu’elles peuvent travailler 2250 heures par an. C’est annualisé, valable pour les durées maximales et pour la majoration des heures complémentaires quand elles sont à temps partiel.

En fin de compte, le temps  ne compte pas pour les métiers féminisés. Ce qui est abject parce que ce temps long et contraint crée de nombreuses maladies professionnelles. Sur ce point aussi, ça va à contre-sens des évolutions et ça ne répond pas du tout aux mêmes obligations que celles du droit commun. Historiquement, le statut d’assmat a été préempté par un autre ministère que celui du travail qui est celui de la cohésion sociale et on les a fait rentrer dans un autre code. Les assmats forment bien le secteur le plus dérogatoire et c’est inquiétant.

Si nous voulons faire baisser leur temps de travail, nous sommes soumis à une équation impossible. En tout cas dans l’immédiat. Parce qu’il faudrait mettre beaucoup d’argent sur la table pour pouvoir compenser et faire en sorte que leurs heures de travail qui sont sous-rémunérées leur permettent de récupérer les heures complémentaires sous forme de repos compensatoire, par exemple. Équation impossible également parce qu’il n’y a pas les moyens et les facilités de remplacement si elles souhaitent prendre le temps de repos qu’elle mériteraient.

Tout ceci reste à créer dans un contexte un peu hostile car dès que nous parlons réduction de leur temps de travail aux assmats, elles ont du mal à nous suivre bien souvent. Spontanément, leur réaction, humaine, consiste à dire qu’elles ne sont pas d’accord pour gagner moins là où nous leur disons que nous souhaitons préserver leur santé. D’autant qu’avec une réforme du CMG (complément du mode de garde), il y aurait certainement moyen d’augmenter leurs salaires. Nous parlons là de rémunération, mais elle est corrélée au temps de travail.

Quid des salarié·e·s du particulier employeur (SPE) ?

Pour les SPE, là aussi, il faut tenir compte de l’histoire qui part du travail domestique. Celui-ci a évolué, mais aujourd’hui, elles travaillent 40 heures hebdomadaires, selon une dérogation que je qualifie de politique. Un peu mieux loties que les assmats, les SPE ont leurs heures supplémentaires majorées et le temps de travail limité à 48 heures hebdomadaires. Elles sont plus proches du droit commun, mais quand même, il y a cette petite exception qui les en sort. Les SPE ont ce qu’on appelle des heures d’astreinte, le travail de nuit n’est toujours pas considéré comme du vrai travail puisque la notion de présence de nuit est en jeu.

La nouvelle CCN a apporté quelques améliorations. Mais seul un tiers ou un quart des heures de présence nocturne sont payées alors que la salariée n’est pas chez elle et qu’elle doit intervenir s’il se passe quelque chose. Certes, les droits progressent et encore une fois, la nouvelle CCN  a permis d’aller dans le bon sens. Mais il reste des efforts à faire et je considère que c’est du domaine du possible. Avec un peu de volonté politique et un peu de financement public, les discussions peuvent aboutir. Ça ne veut pas dire que les SPE travailleront moins parce que le besoin est là, tant qu’on s’occupe d’enfants ou de personnes en perte d’autonomie. Si les heures supplémentaires étaient majorées, cela pourrait être sous forme pécuniaire ou sous forme de repos, avec une sixième semaine de congés payés ou une septième semaine de compensation pour le travail de nuit.

Une fois que nous sommes d’accord sur le principe, tout est envisageable. Le bénéfice serait immense, pas seulement pour les salarié·e·s, mais aussi pour la collectivité parce qu’aujourd’hui, ça coûte très cher, qu’il faut payer des salarié·es inaptes à 50 ans pendant 12 ou 15 ans parce qu’ils et elles ne sont plus en situation de pouvoir travailler. Donc il y a une vraie réflexion de bénéfices-risques, comme disent les médecins. Et puis, c’est quand même un choix société : est-ce qu’on a le droit de laisser les gens s’abîmer la vie au travail en 2022 ? Je considère que ce n’est plus possible.

Comment le privé avance-t-il ses pions ?

Les entreprises du privé lucratif constituent une troisième forme de dérogation, bien plus perverse et bien plus contemporaine. Les grandes luttes ouvrières avaient conquis le fait que la semaine de travail faisait 40 heures. Puis 39 heures. Puis avec les 35 heures, le principe était parti un peu en vrille puisqu’on avait introduit la modulation du temps de travail. Des dispositifs que nous avions combattus ont été introduits comme les heures d’équivalence, c’est à dire que le temps d’attente n’est pas considéré comme du temps de travail. En fin de compte, nous sommes revenus dans une logique très capitaliste qui vise à ne payer que le temps de travail productif.

C’est une catastrophe parce que c’est ce qui crée le malaise dans la profession de l’aide à domicile. Elles ont des amplitudes horaires de 12 ou 13 heures, pour cinq SMIC horaire payés. Tous les trous de gruyère qui existent dans une journée d’intervention ne sont pas considérés comme du temps productif, donc ne sont pas payés. Encore plus fort, les employeurs ont inventé la notion de « retrouver son autonomie ». Ces femmes ont un temps d’attente de 15 minutes entre deux missions. Au-delà, elles sont censées avoir retrouvé leur liberté, leur autonomie, donc leur employeur ne prend pas en charge leur temps de transport, ni les frais kilométriques liés aux déplacements. À 16 minutes d’attente, l’employeur n’est plus responsable.

Pour le Medef, les entreprises privées de services à la personne ont été un laboratoire pour, à tout prix, déréglementer, déréglementer encore et dans toutes les branches professionnelles. C’est toute la faiblesse de la construction de la convention collective du secteur dont l’objectif était de casser les codes. C’est d’ailleurs pour ça que nous étions allés devant le conseil d’État, nous avions bien vu le danger. Si le Medef tapait fort là, c’était pour taper fort à côté dans un deuxième temps. Il testait, comme les enfants, avec un rapport de force constant. Ils ont gagné grâce à des organisations complaisantes, nous le regrettons, mais nous avons quand même remporté une manche devant le conseil d’État, que nous avons reperdue avec les ordonnances El Khomri et Macron qui sont venues, en fin de compte, donner carte blanche au Medef.

Aujourd’hui, le temps de travail n’est plus un sujet où l’accord collectif doit être plus favorable que la loi. Petit à petit, depuis ces ordonnances de déréglementation, les entorses se multiplient. On demande aux gens de travailler 39 heures en les payant 35, dans des secteurs désyndiqués bien que parmi une population ouvrière qui aurait la capacité à résister, et la loi le permet. La négociation collective est tronquée parce qu’il y a un vrai déficit de démocratie sociale en France.

Aussi, le patronat fait à peu près ce qu’il veut pour peu qu’il soit malin, avec des dispositifs qui sont tellement complexes que personne n’est capable de vérifier. Je ne connais pas beaucoup de salarié·e·s dont le temps travail est modulé sur l’année qui savent vraiment où ils en sont. Même pour les initié·e·s, les entreprises trichent puisque tout se fait via des téléphones portables, des technologies modernes qui ne laissent aucune trace. Dès qu’il y a un problème avec un·e salarié·e qui est viré·e pour avoir réclamé qu’on lui paye des heures supplémentaires, tout disparaît par magie, on dit que ce sont des problèmes techniques. Les plannings changent sans arrêt, il faudrait aller fouiller dans des caisses entières pleines de plannings. C’est devenu tellement ingérable qu’en fin de compte, c’est le Far-West. Les mieux armé·e·s s’en sortent et pour l’instant, ce sont les patrons.

Quels sont les leviers qui permettraient de progresser ?

C’est très compliqué, parce que ces dérogations sont montées en puissance en même temps que l’individualisation des relations sociales. Ce n’est pas un hasard, ça va de pair. Toute la question, c’est le rapport de force. À quel moment reprendrons-nous la main, nous les syndicats un peu en difficulté ? La bataille n’est pas terminée, mais nous sommes dans une séquence sociale qui ne nous est pas forcément favorable. Ça peut bouger, mais la difficulté, c’est que si ça ne bouge pas fort, nous ne nous en sortirons pas, parce que même en cas d’alternance politique, ce qui a été fait auparavant n’est pas remis en cause. 

Tellement de dégâts ont été faits qu’il faudrait repartir en 1946 et remonter un peu sur tous les acquis ouvriers qu’on a perdus depuis. Le télétravail est un nouvel enjeu. C’est aussi une porte ouverte à toutes les nouvelles dérives sur le temps de travail. Le temps est peut-être aujourd’hui le sujet le plus brûlant et il est lié à tout le reste en fait. Quand on ne maîtrise plus le temps, on ne maîtrise plus rien. Vouloir faire en sorte que les salarié·e·s se mobilisent sur les salaires, c’est faire l’impasse sur le temps de travail et si ce n’est pas corrélé, ils et elles ne suivront jamais. La question de temps de travail nous oblige sans cesse à faire de la pédagogie et à expliquer le triptyque salaire-temps de travail-santé. Une fois que nous avons fait le lien, nous pouvons discuter.

Comment voyez-vous l’avenir ?

Pendant la négociation sur la nouvelle convention collective avec la Fepem, la CGT a mis sur la table la question du temps de travail et du temps en général. Pour les SPE, il y a une bataille autour du travail de nuit, un sujet difficile, où nous avons gagné un certain nombre d’acquis puisque les garde-malades de nuit n’ont plus d’heures d’équivalence (elles étaient payées huit heures pour 12 heures de présence). Désormais elles sont payés 12 heures. Un premier pas. Demain, elles seront peut-être payées 12 heures majorées, nous l’espérons.

Pour les assistantes maternelles, nous sommes coincés dans un système extrêmement compliqué, parce qu’elles ont des employeurs multiples, parfois pour des séquences de travail de quelques heures. Les règles collectives sont donc très difficile à mettre en place parce qu’il n’y a pas de situation commune, chaque cas est différent et il faudrait une analyse au cas par cas. Sauf à mettre les moyens, c’est-à-dire créer la sixième semaine de congés payés par exemple, ce qui leur permettrait de rester sous le seuil de 48 heures hebdomadaires. Mais qui va payer ? Pas les parents employeurs qui n’en n’ont pas les moyens parce qu’ils sont des citoyens qui reçoivent des aides de l’État pour faire garder leur enfant.

Il faut donc que ce soit la force publique qui mette la main à la poche. Et elle a intérêt à le faire parce que c’est maintenant qu’il nous faut des assmats, qu’elles quittent la profession et qu’il faut freiner ce phénomène. La moitié sera en retraite dans huit ans. Comment faire rentrer 100 000 assistantes maternelles sous 8 ans dans le métier avec aussi peu d’attractivité ? Avec ce qui se passe dans les crèches, c’est tout le secteur de la petite enfance qui est en ébullition. Le wagon est à grande vitesse et il lui faut une inertie folle pour qu’il s’arrête. Si l’érosion du secteur et ses difficultés ne sont pas traitées maintenant, demain il sera trop tard.

Pour plus d'informations sur le temps de travail, participez à notre webinaire du 30 septembre 2022 à 17h00 à destination des auxiliaires de vie, assistant.e.s ménagères, gardes d'enfants et des salarié.e.s des entreprises du service à la personne, mandataires ou prestataires. Inscrivez-vous au lien suivant : https://us02web.zoom.us/webinar/register/WN_FtgzpG0eQ0aAjZ5hq0pDKg

1 1 vote
Évaluation de l'article